Une introduction à la dystopie

La dystopie est un genre littéraire très ancien, proche de l’Utopie (Thomas More, 1516), dont elle constitue la face négative. Contre-utopie, la dystopie moderne existe déjà avec le poète italien Tommaso Campanella qui décrit dans « La cité du soleil » (1602) une société idéale alliant contrôle de l’Etat sur la vie privée y compris la procréation, persécution de toute transgression, interdiction de la propriété individuelle… Toutefois, cette « Cité » qui paraissait enviable à l’époque incarne aujourd’hui les dangers du fascisme et du totalitarisme.
Toute œuvre littéraire doit donc être resituée dans son époque.
C’est pourquoi il est plus usuel de limiter l’analyse aux dystopies contemporaines.

On fait apparaître le genre avec les grands textes du XXème siècle :

  • «1984» de George Orwell et son inspirateur Eugène Zamiatine qui décrit dans «Nous autres» dès 1920 les aberrations du totalitarisme soviétique,
  • «Le meilleur des mondes» de Aldous Huxley qui cerne les dangers du contrôle sociétal, de la surveillance médicale et du bonheur béat imposé par l’ordre établi au consommateur occidental.

En fait, chaque dystopie reflète une peur propre à son époque d’inspiration et d’écriture. Elle est représentative du groupe social d’appartenance de son auteur. La littérature dystopique doit donc tout au contexte et retrace, au travers des évolutions historiques, les terreurs, angoisses, craintes mais aussi rêves déchus, déceptions, désillusions de la société qui l’a vue naître.

De façon, certes, un peu schématique car les thèmes se recoupent, évoluent, renaissent, on peut en fait retracer l’histoire de l’époque moderne au travers des grands romans de la contre-utopie.

Ainsi, après la guerre, l’accusation du nazisme et du totalitarisme est majeure. L’une des dernières expressions de ce thème est due à Ismail Kadaré qui dénonce le système albanais dans « Le palais des rêves » en 1982.
Mais d’autres systèmes dictatoriaux ont pu, depuis, s’installer dans certaines régions du Monde. Ils ont inspiré de nombreux romans.

Le rejet de la science et de la technique, accusées d’être à l’origine de tous les maux de la société moderne, prolonge et accompagne cette remise en cause. C’est le cas de René Barjavel dans « Ravage » dès 1942. Ce thème se renouvellera avec la dénonciation du Nucléaire en de larges fresques apocalyptiques (« Malevil » de Robert Merle) puis avec la description des nuisances écologiques subies par la planète en liaison avec l’urbanisation et la surpopulation. Toutefois cette veine romanesque s’exprime surtout dans des textes qui dépeignent des sociétés postérieures à la Catastrophe. Mais là où il n’y a plus d’organisation sociale ni de règles, on ne peut dire qu’il y a réellement récit dystopique, comme le démontre le roman de Cormac Mc Carthy, « La route », publié en 2006.

La crainte des effets du contrôle étatique sur la liberté individuelle devient ensuite dominante. Les textes qui traitent ce thème opposent une société sans liberté mais riche aux zones extérieures sans contrôle mais pauvres. Alain Damasio décrit ce « totalitarisme qui a pris les traits bonhommes de la social-démocratie » dans son roman culte « La Zone du Dehors ». Jean-Christophe Rufin aborde, pour sa part, ce sujet dans « Globalia » en 2004.

Le refus du fanatisme religieux sous-tend également de nombreux textes. Il a trouvé  avec « 2084 » de Boualem Sansal un renouvellement remarqué. C’est ce même thème que traite, de façon bien différente, Michel Houellebecq dans « Soumission ». La défense d’un statut libre pour la femme complète fréquemment le thème religieux. C’est le cas de l’œuvre maîtresse de Margaret Atwood, « La servante écarlate » (1985).

Plus proche de nous, le rejet des manipulations génétiques, du clonage et plus largement du « transhumanisme » irrigue des textes récents, tel le roman de Marie Darrieussecq « Notre vie dans les forêts », même si Margaret Atwood avait déjà abordé ce sujet en 2003 avec « Le dernier homme ».
Les craintes liées à l’essor de l’Intelligence Artificielle et à la toute puissance de l’ordinateur, sujet traité maintes fois dans la science-fiction traditionnelle, apparaissent maintenant dans la littérature dystopique.

La défense du bien-être animal et surtout la remise en cause de la prééminence de l’homme (l’anti-spécisme) a, depuis quelques temps, fait une apparition dans la contre-utopie. Dans sa forme extrême, c’est sans doute un des thèmes les plus contemporains.

Enfin, les thèmes liés aux moyens d’imposer à tous, la santé, le bonheur, la sécurité inspirent aux auteurs les romans les plus récents, même si l’utopie vire toujours au cauchemar.

Mais d’autres peurs devraient sans doute bientôt inspirer les auteurs :

    • l’immigration et le déplacement massif des populations, en écho au texte ancien et sulfureux de Jean Raspail « Le camp des saints » (1973),
    • la refondation des structures sociétales, à la suite de la remise en cause des bases du néo-libéralisme,
    • la prise en compte des attentes féministes dans un esprit  d’équité et de rétablissement des équilibres entre les rôles, les pouvoirs et les statuts des deux sexes,
    • et toujours, de façon récurrente, l’ensemble des thèmes liés au Transhumanisme et à sa critique, au totalitarisme hygiéniste, à l’Intelligence Artificielle.

Toutefois, les évènements les plus récents, pandémie mondiale et surtout menace de guerre nucléaire peuvent modifier considérablement les thématiques mises en œuvre.

Par contre, la littérature destinée à la jeunesse n’a pas été prise en compte alors qu’elle est riche en récits dystopiques, surtout depuis une vingtaine d’années. Hélas, ces romans, sources fréquentes de films ou de séries TV, sont trop souvent formatés et répétitifs. Ils développent longuement, sur plusieurs tomes, les mêmes intrigues à la fois convenues et peu originales.

De plus, rappelons que les dystopies craignent l’avènement de futurs terribles mais vraisemblables. Ainsi les hypothèses non crédibles pour la majorité des hommes (zombies, vampires, fantômes, singes géants ou monstres des mers, extra-terrestres et super héros, etc…) induisent un caractère fantastique dominant et éloignent les récits de la dystopie. De ce fait les romans qui abordent ces thèmes n’appartiennent pas au genre contre-utopique.

Par ailleurs, il est nécessaire de clarifier le débat récurrent sur les rapports existant entre Dystopie et Science-fiction.
En effet, même si certains textes appartiennent, sans discussion, au domaine de la SF, même si certains chefs d’œuvre ont été abusivement classés dans ce genre, on ne peut inclure dans celui-ci toutes les productions littéraires dystopiques.

L’Utopie (et donc la Contre-utopie) précède, inspire, dépasse la SF.

Les thèmes dystopiques ont été abordés par les auteurs en dehors de toute référence à un genre littéraire.
Il en est ainsi, par exemple, de André Dhotel, Ismaïl Kadaré, Jean Raspail, Jacqueline Harpman, Kazuo Ishiguro, Céline Minard, Antoine Volodine, Marie Darrieussecq, Blandine Le Callet, Naomi Alderman, etc .
Leurs œuvres, souvent majeures, sont citées sur le présent site alors même qu’elles sont absentes des anthologies consacrées à la Dystopie, comme c’est le cas de l’ouvrage récent de Jean Pierre Andrevon (« Anthologie des dystopies », Editions Vendémiaire, 2020), plus cinématographique que littéraire, très documenté mais trop marqué par la Science-fiction.

Pour conclure, certains spécialistes associent Uchronie et Dystopie dans un même domaine littéraire. Certes, l’ Uchronie postule la réalisation d’un fait historique qui ne s’est pas produit et en analyse les conséquences souvent contre-utopiques.
Plusieurs auteurs envisagent ainsi la victoire du nazisme et décrivent des sociétés humaines soumises aux principes hitlériens (Svastika night, Katharine Burdekin 1937; Le Maître du haut château, Philip K Dick 1962; Fatherland, Robert Harris, 1992 ; Widowland, C. J. Carey 2021).
Mais, si on peut en effet se faire peur avec une hypothétique victoire du nazisme, cela n’implique pas la peinture d’un monde réellement dystopique avec l’approche des angoisses les plus actuelles.
La réécriture du passé peut donc comporter des aspects dystopiques mais elle reste, quoiqu’il en soit, significativement datée, en référence à des faits historiques indéniables qui démontrent que le pire n’est pas advenu.
C’est pourquoi les romans uchroniques ne sont pas pris en compte sur le site.

Enfin, un adage communément admis précise : « l’utopie, c’est le monde tel qu’on le rêve. La dystopie, c’est le monde tel qu’on le craint ». On pourrait aussi considérer que l’Utopie et la Dystopie sont les deux faces inversées de la même critique, celle de la société dans laquelle elles sont nées.
Cependant, alors que l’Utopie propose une alternative positive voire idéale aux réalités difficiles du monde, la Dystopie prolonge et exacerbe celles-ci pour en faire le pire des cauchemars. Elles restent symétriques quoique opposées dans leurs dénonciations de la situation présente. Deux formes d’exorcismes en quelque sorte, l’une heureuse, l’autre angoissée.
Toutefois, l’utopie des uns peut devenir la dystopie des autres. Les totalitarismes du XXème siècle ont ainsi donné naissance à de nombreux romans décrivant la vie merveilleuse en terre nazie lorsque la population juive serait enfin éliminée, de même que le stalinisme a fourni son lot d’hagiographies de la société soviétique. Aujourd’hui le racisme débridé des suprémacistes blancs américains s’expriment dans des ouvrages largement diffusés. Quant aux religions fondamentalistes, elles imposent un mode de vie conforme aux dogmes qu’elles défendent en interdisant toute désobéissance, en particulier de la part des femmes. 
Au contraire et à de très rares exceptions toujours signalées, les contre-utopies que le présent site privilégie véhiculent leurs propres visions du monde et défendent les valeurs qui  y correspondent, celles d’une civilisation humaniste et universaliste.
La littérature dystopique est toujours un combat, même s’il semble parfois sans espoir.

« Ecrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir »

Gilles DELEUZE