Roman-confession, L’égout est rédigé à la première personne par un professeur d’anglais. Ce narrateur s’adresse au lecteur, parfois directement, dans une langue châtiée voire maniérée qui contraste avec la noirceur du propos (à moins qu’il s’agisse d’un choix délibéré du traducteur?).

Confronté à un monde nouveau et abject, hésitant entre société nazie, secte évangéliste et totalitarisme soviétique, le « petit prof », mis au chômage par le nouveau régime, sera d’abord séduit puis se rebellera contre la vie qui lui est faite avant de s’engager dans un parcours qui le mènera, de violences en trahisons, à la mort.

On retrouve ici, dans ce premier roman de l’auteur traduit en français, beaucoup de 1984 de G. Orwell, pas mal de Kallocaïne de K. Boye, un peu de La servante écarlate de M. Atwood et de nombreuses influences d’autres récits dystopiques contemporains.

LE CONTEXTE

En 2024, la Serbie est redevenue un Etat totalitaire. Le héros, Bojan Radic, professeur d’anglais comme l’auteur, se retrouve au chômage car la langue anglaise est interdite par le Gouvernement, par refus de l’Occident et de tout ce qu’il incarne.

« Chaque professeur, traducteur, étudiant en anglais, s’était vu tenir en aversion par la grande majorité de la population – au même titre, disons, qu’un toxicomane ou un homosexuel. » (p 5)

Le pays s’est refermé sur lui-même et les voyages à l’étranger sont interdits.

Les dogmes idéologiques sont clairement proclamés, Nationalisme, Communisme, Religion, et doivent permettre de réaliser « la réconciliation nationale ».

Dans ce but, les dirigeants ont « construit un Etat fort doté d’un appareil militaro-policier puissant ». Très opposée à la nouvelle société occidentale caractérisée par le laxisme moral, sexuel, économique, la nouvelle Serbie est partie prenante dans « la seconde guerre froide » engagée entre l’Occident et la Russie Unifiée.

Marqué par la situation serbe lors du conflit yougoslave, le roman, publié à Belgrade en 2009, peut aussi évoquer pour le lecteur, des conditions géopolitiques plus récentes, en particulier depuis l’agression russe envers l’Ukraine…

La devise du nouvel Etat « Unité Foi Liberté » résume bien le type de société imposée au peuple. L’homosexualité est bannie, la toxicomanie poursuivie, le sida prétendument éradiqué. Le corps social est dorénavant sain et suit les préceptes d’une Eglise orthodoxe toute puissante.

L’INTRIGUE

Le déroulement de l’action reste classique et utilise une figure de héros présente dans la grande majorité des romans de ce type, même si les événements décrits, particulièrement sombres et violents, peuvent parfois surprendre le lecteur.

Au chômage et abandonné de tous, Bojan Radic s’inquiète pour son avenir quand, à sa grande surprise, il est invité par le Chef de la Sécurité à donner des cours d’anglais à ses deux enfants.

Il accepte mais, outre ses cours, Bojan doit mener ses élèves à l’exécution du dimanche, là où l’on met à mort, selon un rituel médiéval et cruel, les traîtres, les insoumis, les criminels, les toxicomanes et bien sûr les homosexuels. Sous la devise nationale et devant des centaines de skinheads et de religieux, des bourreaux d’un autre âge procèdent à leur office, à la plus grande joie d’un public conquis.

« A cet instant sont montés de la foule de tonitruants applaudissements accompagnés de clameurs hystériques et de cris d’allégresse. » (p 29)

        « Le bourreau honoré pour être l’exécutant, celui qui avait baisé la croix, a pris la masse, (…) et s’était alors mis à fracasser le crâne des deux    malheureux. » ( 31)

Curieusement, l’ancien professeur se laisse conquérir par l’ambiance,

« J’ai pris conscience d’autre chose : de tout mon être, j’appartenais à cette foule rassemblée (…), tandis que le héros mythique assénait les ultimes coups de masse aux deux disciples du malin, j’ai regardé le visage illuminé de mes frères et sœurs et je me suis écrié Gloire au Seigneur ! » (p 32)

Même s’il est séduit par la politique du Gouvernement de l’Unité populaire, Bojan ressent une grande solitude et s’ennuie. Il recherche avec qui parler, échanger, se confier. Il rencontre alors une femme, Vesna, qui ne le laisse pas indifférent. Ils entreprennent une relation plus profonde et on on imagine, que, conformément à de nombreux romans dystopiques, l’amour vaincra et sortira le héros de son état de sidération et donc d’adhésion à une idéologie délétère.

Mais l’auteur privilégie, comme ce sera toujours le cas, le versant noir du récit romanesque.

Vesna se révèle être séropositive, l’ami toxicomane qui l’a contaminée ayant déjà été exécuté. Les porteurs du virus doivent taire leur maladie car le Gouvernement a prétendu l’avoir éradiqué. En cas de révélation du sida à autrui, le malade et ses proches sont éliminés.

Découragée, Vesna se suicide. Son frère l’annonce à Bojan qui décide d’assister à l’inhumation, celle-ci se réduit à l’abandon de la dépouille dans une fosse commune, celle qui reçoit l’ensemble des suppliciés.

Cette confrontation à la mort et à la disparition de la jeune femme sort le héros de sa torpeur. Il décide de changer de vie et de rompre ses engagements vis-à-vis du Chef de la Sécurité. Mais, bien sûr, sa présence à l’inhumation, autorisée aux seuls membres de la famille, est considérée comme une trahison à l’encontre du régime.

La chute de Bojan Radic commence, elle ne s’arrêtera plus.

La mise en garde du Chef de la Sécurité est claire :

« D’abord, jamais plus tu ne trouveras de travail (…). Ensuite, tu ne pourras plus avoir aucun contact ni dire ce que tu sais. Et si, par hasard, tu y parvenais, nous liquiderions aussitôt celui à qui tu as parlé et sa famille (…). Enfin, nous te tiendrons à l’oeil, sans interruption (…). Et quand tu crèveras comme un rat, (…) tu comprendras en quoi la mort n’est que la forme atténuée de la souffrance. » (p 95)

Seul dans Belgrade, Bojan est agressé, volé, défiguré. Lors de sa fuite, il surprend un prêtre pédophile en train d’agresser un jeune garçon, il le frappe jusqu’à la mort. Bojan est devenu un assassin, un assassin de prêtre dans la Serbie orthodoxe…

Le roman d’ Andrija Matic s’enfonce alors encore plus dans la violence et le désespoir. Bojan vit dans les caves et les égouts, effectivement comme un rat, avec les rats.

Même s’il rencontre quelques autres clochards, les seuls à lui montrer un peu d’humanité, le héros finit par être arrêté. Il est incarcéré avec d’autres détenus qui veulent lui faire subir violences et sévices sexuels. Il n’en réchappe qu’en affirmant qu’il est porteur du sida et donc contagieux.

Le récit se conclut par le procès intenté à Bojan. Accusé d’avoir agressé sexuellement le jeune collégien et d’avoir sauvagement tué le prêtre qui voulait s’interposer, il ne peut se défendre.

Trahi par son avocat, accusé par le garçon qu’il a voulu protéger, injurié par le public, battu par ses codétenus, Bojan est condamné à mort.

Il attend la fin, longuement, dans sa cellule.

Enfin, le Rapport officiel tombe :

« Le 17 novembre 2025, le détenu Bojan Radic a été conduit à l’exécution capitale. » (p 193)

Et, comme prévu par la procédure, sa confession écrite est conservée, dans un bel élan bureaucratique.

« Transmission a été faite au Service des Archives des écrits retrouvés dans sa cellule en vue d’exploitation et de classement. » (p 193)

Rarement dystopie a été aussi sombre et désespérée. Aucune issue n’est offerte au héros qui a franchi toutes les étapes de la déchéance sociale : chômeur, fugitif, meurtrier, clochard, détenu, condamné, exécuté.

Dans un étrange épilogue, Bojan Radic décrit son exécution, sur la place où autrefois il menait ses élèves.Il clame sa haine du peuple venu se repaître de sa mise à mort,

« Ce peuple de Dieu, qui n’est rien qu’une vulgaire meute sous hypnose. Ils sont tous là. Et les ecclésiastiques, et les politiciens, et les soldats, et les hommes d’affaires. » (p 197)

La fin du récit s’exprime en trois courtes phrases :

« En haillons et plein de sang. Mais je n’ai plus peur.
Car je vais être sauvé.
Et eux condamnés, à rester ici… »
(p198)

En 2025, la Serbie de l’auteur a bien les couleurs de l’enfer.

Alain Cappon, le traducteur, dans une postface éclairante, resitue le contexte historique qui a inspiré Andrija MATIC. Il s’agit du conflit yougoslave de la fin du XXème siècle. Belgrade était alors sous l’embargo décrété par les Nations Unies et la vie des habitants s’était considérablement détériorée : coupures d’électricité, manque de nourriture, exactions des milices, inflation, …

Le roman L’égout serait donc un portrait à charge de la Serbie de Milosevic et l’auteur dépeindrait donc « ce qu’aurait pu devenir la Serbie des années 1990, si Milosevic n’avait pas été renversé, si, avec sa chute, le pays ne s’était pas engagé sur la voie de la démocratie. »

Cette lecture, très historique, semble quelque peu optimiste et peut-être trop contextualisée. Dix ans après la publication du roman, la société décrite évoque une autre réalité : la Russie reconstruit peu à peu son empire, les pays de l’ex bloc soviétique érigent des systèmes politiques fondés sur le nationalisme, la haine de l’autre, le ressentiment vis-à-vis de l’Occident, la toute puissance de l’église.

La Serbie de 2025 ne présage-t-elle pas, dans sa vision désespérée, ce que pourrait devenir demain une Russie expansionniste, engagée dans une nouvelle et terrifiante « guerre froide » ?

 

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