UN BONHEUR INSOUTENABLE | Ira LEVIN

2/5

L’auteur, écrivain et scénariste, est connu en particulier pour son roman « Rosemary’s baby ».

Dystopie totalitaire, fortement inspirée par l’œuvre de Aldous HUXLEY (« Le meilleur des mondes »), « Un bonheur insoutenable », classé dans la science-fiction, est un roman de référence qui servira lui-même de modèle à de nombreux récits d’anticipation, d’ouvrages pour la jeunesse, de films, de séries TV,…

Le présent propos s’appuie sur la première traduction française du roman (1971) plus connue que la dernière en date de 2018 (Editions J’ai Lu).

L’univers décrit consacre le règne de l’uniformité. Celle-ci a été instituée pour mettre fin au chaos des temps anciens, marqués par la guerre, la violence, l’égoïsme, la jalousie et la cupidité.

Dorénavant, le monde unifié est régi par un seul ordinateur, Uni, qui fixe le sort de chacun, la morphologie commune, le métier, le partenaire sexuel, et également le matricule et le nom (quatre pour les garçons, quatre pour les filles).

« Rends toi compte, tu vas voir la machine qui va te classifier, te donner une affectation, qui va décider où tu vivras et si tu peux ou non épouser la fille que tu auras envie d’épouser, et dans l’affirmative, si vous pourrez avoir des enfants et quels noms vous leur donnerez. » (p 20)

Les citations sont tirées de cette édition

Dans cette société, décider et choisir sont des manifestations d’égoïsme et, à ce titre, condamnées.

Baptisée la Famille, l’organisation sociale fonctionne sous les signes conjoints de quatre fondateurs : Christ, Marx, Wood et Wei. Elle règne sur la totalité du globe terrestre et l’on chante ses louanges, « Une puissante Famille, Une race parfaite, Libérée de l’égoïsme, De l’agressivité, De l’avidité, Chacun donnant tout ce qu’il a Et recevant ce qu’il lui faut ! » (p 106)

Le contrôle total accompagne cet unanimisme. Chaque « membre », doté d’un bracelet, doit s’identifier en permanence aux bornes électroniques disposées sur l’ensemble du territoire. L’ordinateur central sait ainsi, à chaque instant, où se trouve et que fait chaque individu composant la Famille. Pour atteindre ce niveau de perfection et d’obéissance affirmée, les « membres » reçoivent un traitement médical adapté chaque mois.

Bien sûr, ce monde parfait présente des failles et il suffit que le héros ne prenne plus son traitement pour qu’il retrouve sa lucidité et son esprit critique. La longue marche vers l’émancipation du personnage central, de son vrai nom Copeau (curieusement appelé Matou dans  la nouvelle traduction), le mène à la découverte de son corps, d’une sexualité libre, du savoir (en particulier les langues anciennes, dont le français, permettant de dévoiler le monde d’autrefois), de l’amour enfin, source de révolte dans ce type de récit.

 « Non, pensa-t-il, ils ne forment pas une Famille puissante, mais une famille faible et pitoyable, abêtie par les traitements chimiques et déshumanisée par des bracelets. Seul Uni est puissant. » (p 106)

L’éveil de Copeau s’affirmera encore plus quand il comprendra que la mort des membres est programmée par l’ordinateur, puisque nul ne dépasse 62 ans.

Le schéma suit alors un ordre classique maintes fois rencontré en dystopie avec de multiples variations. L’enchaînement fait se succéder un certain nombre de phases  :

  • l’éveil, la révolte, la punition,
  • la normalisation, le réveil définitif, la fuite vers « l’ailleurs »,
  • la déception (« l’ailleurs » est pire que l’existant),
  • le complot pour détruire l’ordre,
  • la réussite de la tentative et la révélation (les révoltes sont organisées par les maîtres réels du monde pour sélectionner les futurs chefs),
  • la fausse résignation conduisant à l’attentat qui provoque la destruction du monde existant,
  • la naissance d’un monde nouveau, sauvage et dangereux mais libre.

Cette structure , plus ou moins développée, a été reprise par des productions cinématographiques (« Zardoz », « Brasil », …), des romans (par exemple « Globalia » de J.- C. RUFFIN), des séries d’anticipation pour adolescents (récemment « Labyrinthe »), des bandes dessinées (« Le transperceneige »).

Si le début du processus est toujours le même, sa fin prend deux formes essentielles : d’une part la poursuite de la remise en cause jusqu’à l’explosion finale et la mise à mort de la société totalitaire et de ses maîtres, d’autre part le renoncement et l’impossibilité de sortir de la boucle du contrôle absolu, les révoltés restant les jouets d’un système qui les recycle à l’infini.

Chez Ira LEVIN, l’action se poursuit jusqu’à sa fin ultime et consacre la victoire de la liberté. Il ne faut pas oublier que l’auteur écrit en période de guerre froide et que l’Amérique ne peut perdre devant le communisme.

Ce roman est une ode à la démocratie. Les maîtres cachés du Système (les « programmeurs » qui dictent leurs choix au super ordinateur) se survivent à eux-mêmes et constituent une caste d’immortels, chargée du contrôle des multitudes abêties. Pire, la révolte de certains membres, les plus fortes personnalités, est organisée par le Pouvoir Central afin de fournir du « sang neuf » aux élus qui dirigent le monde.

Le peuple est jugé mesquin, stupide, agressif. Les élites doivent

« aider la Famille à devenir pleinement humaine – aujourd’hui par les traitements ; demain, ce sera par l’engineering génétique – et prendre les décisions en son nom. Ceux qui en ont les moyens et l’intelligence en ont également le devoir. Le fuir serait une trahison contre l’espèce. » (p 335)

Le programme avancé par les maîtres du monde créé par Ira LEVIN n’est pas, cinquante ans plus tard, sans rappeler les ambitions de certains transhumanistes, souvent amateurs de science-fiction :

« Pour nous tous, il n’est qu’un but, un seul : la perfection. Nous n’en sommes pas encore là, mais cela viendra : une Famille génétiquement améliorée, les traitements devenus inutiles ; un corps de programmeurs vivant à jamais (…) ; la perfection sur Terre portant son drapeau loin, toujours plus loin, jusqu’aux étoiles. » (p 339)

En conclusion, ce roman dystopique s’inscrit dans la lignée des grands textes anti-totalitaires de ZAMIATINE, HUXLEY, ORWELL.

Le communisme est dénoncé, mais la religion aussi.

En fait, ce roman est très actuel. Les solutions dégagées par Uni sont proches de celles adoptées par les régimes démocratiques occidentaux : uniformisation sur fond de mondialisation, contrôle par géo-localisation, bracelet électronique pour les déviants, drogues généralisées, eugénisme dissimulé…

Sans le vouloir, Ira LEVIN a proposé une image du monde futur plus crédible que celles dépeintes par les auteurs de son époque.

Au-delà des qualités de ce roman, que la critique littéraire a jugé moyenne, cette œuvre est très représentative de la dystopie moderne dont elle constitue un chaînon irremplaçable.

Autres livres chroniqués dans la même rubrique thématique

ACIDE SULFURIQUE | Amélie NOTHOMB

Fable futuriste, contre-utopie, roman psychologique plus ou moins inspiré de l'expérience de Stanford, « Acide sulfurique » décrit un jeu de téléréalité où des victimes (hommes, femmes, enfants), choisies au...

Lire

MORTELLE | Christopher FRANK

Court roman dystopique, parfois poème en prose, la première œuvre de Christopher FRANK, MORTELLE, publiée en 1967, est surtout un hommage aux grands classiques de la contre-utopie

Lire

L’EGOUT | Andrija MATIĆ

Confronté à un monde nouveau et abject, hésitant entre société nazie, secte évangéliste et totalitarisme soviétique, le « petit prof », mis au chômage par le nouveau régime, sera d’abord...

Lire

LE PALAIS DES REVES | Ismail KADARE

Ce roman magnifique repose sur la description de l’Enfer, celui de Kafka. Enfer bureaucratique qui veut tout connaître de la vie intime des habitants de l’Empire sur lequel règne un...

Lire