Fable futuriste, contre-utopie, roman psychologique plus ou moins inspiré de l'expérience de Stanford, « Acide sulfurique » décrit un jeu de téléréalité où des victimes (hommes, femmes, enfants), choisies au...
LireMORTELLE | Christopher FRANK
Court roman dystopique, parfois poème en prose, la première œuvre de Christopher FRANK, MORTELLE, publiée en 1967, est surtout un hommage aux grands classiques de la contre-utopie.
On y retrouve bon nombre d’éléments de la critique totalitaire de E. ZAMIATINE et de G. ORWELL, avec l’univers quadrillé des appartements aux parois de verre et le pouvoir central absolu. De même l’obligation du bonheur et du sourire permanent renvoie au contrôle social, cher à A. HUXLEY.
C.FRANK, au travers de la citation de Ayn RAND figurant en exergue, souligne également ce qu’il doit à la philosophe libérale américaine (née russe) de l’anticommunisme radical, de l’opposition à toute forme de religion et de collectivisme. Son texte s’inspire en effet de la nouvelle de science-fiction de Ayn RAND, « Hymne », publiée en 1938.
L’intrigue elle-même suit les canevas traditionnels : un héros brave les interdits et ose écrire, de l’intérieur, la vérité sur son existence. Il est poussé à prendre tous les risques sous l’effet de l’amour qu’il porte à cet autre lui-même au beau nom révélateur, « Mortelle ».
Hommage évident donc aux œuvres qui ont fondé la dystopie moderne, le roman de C. FRANK tranche toutefois par ses qualités d’écriture et une réelle revendication poétique, identifiée par Jean-Louis CURTIS dans la préface du texte. Œuvre archétypale du genre, « MORTELLE » devrait figurer dans toutes les recensions de dystopies contemporaines. Ce n’est que très rarement le cas.
LE CONTEXTE
A peine esquissé, l’environnement de la société est décrit en quelques phrases dès les premières lignes.
« Je suis né sur la Plaine, et je ne connais qu’elle. (…) Cette étendue de béton noir, recouverte d’une épaisse couche de goudron, (…). Nous habitons le Carré 4.333.837 Est. Les carrés, délimités par des raies jaunes qui tranchent sur le sol noir, ont une superficie de 10 km2. » (p 21)
L’intimité est bannie et la solitude vaincue dans ces logements aux murs transparents. L’ordre règne et les soldats veillent, sous la haute direction des Ministères de la Propagande, des Relations, de la Discipline, … La compétition est mal tolérée et sortir du lot est condamné. L’individualisme est combattu au bénéfice du collectif, les sports individuels sont donc interdits et même l’amour qui privilégie un être est refusé.
« Se refuser à l’un, c’est faire du tort à tous. »,
« Se donner sans plaisir, c’est se donner vraiment. » (p 42)
L’indifférenciation des individus, l’abandon de toute intimité, tissent une société totalitaire que l’on retrouve souvent dans les dystopies, telle celle décrite par Ira LEVIN dans son roman « UN BONHEUR INSOUTENABLE ». Chez C. FRANK aussi, le mal sommeille dans l’ombre, dans la solitude, dans le couple.
L’art de vivre dans ces mondes contrôlés est fixé par les Règles du Citoyen :
« L’homme au service de l’homme ; un bien indivisible est un bien mal acquis ; moins on est, moins on rit ; le besoin de l’un est le devoir de l’autre ; une joie non partagée est une tristesse maquillée, etc. » (p 40)
ou encore :
« Un homme sain sourit à tout le monde (…) recherche le bruit et l’animation (…) se joint toujours au plus grand nombre. » (p 60)
« Un homme sain ne demande rien, ne s’interroge jamais. » (p 88)
Et ceux qui doutent, qui ne suivent pas les chemins communs ? Ils sont « rectifiés », leur cerveau est modifié, ils adhèrent à nouveau aux règles et sourient continuellement derrière le masque soudé à leur visage. Et lorsque les citoyens vieillissent, on les aide rapidement à mourir.
L’INTRIGUE
Le héros (auquel l’auteur ne donne pas de nom) décide d’écrire, sur sa vie quotidienne, sur sa jeunesse, sur son amour éperdu pour TOYA, puis pour MORTELLE. Il écrit la nuit et sait qu’il est malade, qu’il l’a toujours été. Enfant déjà, il voulait être le premier, il voulait être différent. Il connait l’amour avec TOYA, jeune fille rebelle qui sera rapidement « rectifiée ».
Après avoir simulé la normalisation et vécu quelques années comme citoyen ordinaire apprécié des autres, le héros retrouve TOYA dans sa demie-soeur MORTELLE puisque c’est avec cette dernière que son amour de jeunesse a été « mélangé » selon la technique de rectification des cerveaux.
Il aime donc MORTELLE comme il aimait TOYA. Il décrit cet amour, les aberrations de son quotidien et la progression de sa révolte. Les deux amants savent qu’ils seront punis et profitent des instants partagés.
Dénoncés, ils sont arrêtés par les soldats et incarcérés.
Le héros fait l’objet de multiples recherches et expérimentations. Sous contrôle médical, il doit poursuivre sa démarche d’écriture mais préserve sa différence. Différence ainsi définie par les médecins :
« Vous aimez admirer. Voilà la clef de votre aberration. Il ne faut plus que vous admiriez qui que ce soit. Un homme sain n’admire rien, il rit. Il a le sens de l’humour. Tout est risible pour lui. »(p 87)
Il aperçoit, au détour d’un couloir, MORTELLE et son enfant. Celle-ci jette le bébé et court vers lui. Ils seront « rectifiés ».
Après passage dans la Maison de Rectification, le héros écrit toujours, mais tout autre chose :
« Je suis un rectifié et arbore le sourire collectif avec sérénité. » (p 99)
Il vit avec d’autres rectifiés et soutient la politique égalitariste de l’Etat. Mais il écrit toujours, la nuit, en secret. Conscient que cet acte n’est pas conforme, il décide d’arrêter.
Un an plus tard, il se remet toutefois à écrire, il sait qu’il est malade à nouveau. Il rencontre au Ministère où il travaille une rectifiée qui retient son attention. Derrière le masque, il a reconnu MORTELLE comme elle l’a reconnu.
Leurs masques se fendillent, se craquellent au fur et à mesure qu’ils se retrouvent. Ils se réfugient sur la Plaine, ils courent, arrachent leurs masques lambeau après lambeau, s’embrassent, s’enlacent et font l’amour.
Les soldats les poursuivent et les abattent. Blessé, avant de mourir, le héros écrit une dernière page sur la fin de MORTELLE.
CONCLUSION
Ode à la singularité, ce court roman combat avec force et poésie, l’uniformisation du monde et l’égalitarisme social. Toutefois, cette position romantique, puissante dans un contexte politique totalitaire, perd beaucoup de sa force aujourd’hui alors que les inégalités économiques n’ont jamais été aussi évidentes, même dans la société chinoise qui semblerait pourtant la plus proche de l’univers décrit pa C. FRANK.
L’allégorie de « MORTELLE » reste ainsi un bel exemple des dystopies de la première moitié du XXème siècle. Elle paraît cependant quelque peu surannée face aux conséquences sociétales du contrôle exercé sur les individus par le libéralisme généralisé des démocraties autoritaires et par leurs technologies de communication invasives, périls que décrit si bien Alain DAMASIO.
Cela explique peut-être pourquoi ce texte n’est plus guère lu aujourd’hui malgré ses qualités littéraires certaines.
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