Court roman dystopique, parfois poème en prose, la première œuvre de Christopher FRANK, MORTELLE, publiée en 1967, est surtout un hommage aux grands classiques de la contre-utopie
LireACIDE SULFURIQUE | Amélie NOTHOMB
Fable futuriste, contre-utopie, roman psychologique plus ou moins inspiré de l’expérience de Stanford, « Acide sulfurique » décrit un jeu de téléréalité où des victimes (hommes, femmes, enfants), choisies au hasard dans la population, sont enlevées et transportées dans des « wagons(s) à bestiaux » vers un lieu inconnu.
La référence à la shoah est sans équivoque. Le jeu télévisé s’appelle « Concentration ». Les prisonniers, dépouillés de leurs vêtements et vêtus à l’identique, sont parqués dans des baraquements dans des conditions d’hygiène et de nutrition déplorables.
Ils n’ont plus de nom mais un matricule tatoué sur la peau. Ils doivent déblayer des gravats pour construire un tunnel sous la surveillance tyrannique de gardiens, les « kapos », qui chaque matin les passent en revue et doivent éliminer ceux/celles, parmi les plus faibles, qui seront écartés du jeu, c’est-à-dire envoyés à la mort.
Filmer tout cela, à l’insu des prisonniers, tel est le but du jeu puisque, comme l’annonce l’incipit du livre : « Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus ; il leur en fallut le spectacle. »
Des organisateurs du jeu, on sait peu de choses. Ils le dirigent mais restent anonymes. Leur rôle principal semble résider dans le recrutement des kapos, basé essentiellement sur des critères physiques plutôt ingrats, une absence de qualification et une capacité supposée à
« frapper des inconnus, (…), hurler des insultes gratuites, (…) imposer son autorité, (…) ne pas se laisser émouvoir par des plaintes. » (p 12)
Quant au public des téléspectateurs, la masse dans toute son horreur, c’est elle, avec l’appui des médias, qui « fait » le jeu au travers de l’audience mesurée. D’ailleurs, quand celle-ci stagnera, c’est le public qui sera chargé de désigner les personnes à « éliminer ».
LE JEU ET SES FIGURES EMBLEMATIQUES
Dans cet univers carcéral, la résistance s’organise.
Une prisonnière, jeune, belle, intelligente prend l’ascendant sur le groupe et crée l’émotion auprès des téléspectateurs. Elle est CKZ 114, de son « vrai » nom PANNONIQUE que tous ignorent. Elle a pour amie MDA 802 et EPJ 327 (alias Pietro Levi, référence à peine voilée à Primo Levi), discrètement amoureux d’elle.
Pour lutter contre les humiliations et la déshumanisation, CKZ 114 organise la cohésion et les relations à l’intérieur du groupe. Elle fait adopter le vouvoiement comme mode d’expression pour mieux se différencier des kapos et créer un vrai lien entre les prisonniers.
« Ce vouvoiement généralisé eut des conséquences. On ne s’en aima pas moins, on n’en fût pas moins intime mais on se respecta infiniment plus. Ce n’était pas une déférence formelle : on avait plus d’estime les uns pour les autres. » (p 52)
La belle égérie va susciter l’intérêt, jusqu’à l’obsession, de ZEDNA, l’une des kapos. Et les rapports entre les deux femmes deviennent le principal sujet du jeu car tout le monde (organisateurs, médias, public mais aussi protagonistes du camp) perçoit la singularité de cette relation.
La réserve distante de la prisonnière exacerbe la passion de la kapo qui cherche, par tous les moyens, à l’approcher et à connaître son nom. PANNONIQUE le lui jettera à la figure, face caméra, pour sauver de la mort MDA 802, provoquant l’émoi et relançant l’intérêt pour le jeu.
« Dans la salle aux quatre-vingt-quinze écrans, les organisateurs exultaient. (…) Ils n’étaient pas sûrs d’avoir compris ce qui s’était passé ; (…) ils n’en étaient pas moins certains que c’était une scène de légende. » (p 69/70)
Cette relation va aller crescendo. ZEDNA masque les coups qu’elle doit infliger à la prisonnière et la ravitaille en plaquettes de chocolat pour lui éviter l’épuisement et la mort, sans obtenir pour autant les faveurs sexuelles qu’elle attend d’elle. Au contraire, PANNONIQUE fait profiter le groupe de ces largesses et sa popularité ne fait que croire. Elle se sent investie d’une mission quasi christique et tente sans succès de sauver une enfant du viol (au contraire elle précipitera sa mort), ce qui la plonge en plein désarroi.
Elle décide alors, dans une ultime tentative, de s’adresser directement au public,
« Spectateurs, éteignez vos télévisions ! Les pires coupables, c’est vous ! Si vous n’accordiez pas une si large audience à cette émission monstrueuse, elle n’existerait plus depuis longtemps ! Les vrais kapos c’est vous ! Et quand vous nous regardez mourir, les meurtriers, ce sont vos yeux ! Vous êtes notre prison, vous êtes notre supplice ! » (p 123)
Mais cette supplique a pour effet contraire de faire encore grimper l’audience. Piètre consolation, elle suscite l’admiration de ZEDNA dont la passion pour PANNONIQUE grandit et se fait plus pressante.
Il arrive cependant un moment où l’audience stagne. Les organisateurs ont alors l’idée de faire voter les téléspectateurs pour désigner chaque jour les deux prisonniers qui seront envoyés à la mort. Tout le monde s’indigne, la presse se déchaîne, mais contre toute attente l’audimat explose.
Les organisateurs n’avaient cependant pas prévu qu’en changeant les règles du jeu, ils allaient priver les kapos de leur pouvoir. Et ZEDNA ne peut plus protéger celle qu’elle aime. Alors, quand les « jeux du cirque » atteignent leur paroxysme et que CKZ 114 et MDA 802 sont désignées et doivent mourir, la kapo, armée de (fausses) kalachnikov remplies d’acide sulfurique, menace de tout faire exploser. Elle exige la libération des prisonniers et… l’obtient.
« Quand l’armée encercla le lieu du tournage de « Concentration », les kapos ouvrirent les portes. Les équipes de toutes les chaînes de télévision filmèrent le cortège des prisonniers maigres et stupéfaits qui en sortirent. » (p 201)
Happy end, le bourreau devient l’héroïne de cette fable cruelle et macabre.
A défaut de trouver l’amour auprès de celle qu’elle aime, Zedna acquiert compréhension et humanité.
Le récit se clôt sur les retrouvailles de PANNONIQUE et PIETRO LIVI sur un banc du « Jardin des Plantes », lieu de leur enlèvement et fin du cauchemar.
CONCLUSION
Lors de sa parution en 2005, « ACIDE SULFURIQUE » suscita de multiples controverses et le rejet de nombreux critiques littéraires, un peu comme, dix ans plus tard, le roman de Michel Houellebecq « SOUMISSION ».
Ce texte d’Amélie Nothomb possède la rigueur d’une fable philosophique où, comme dans beaucoup de ses récits, le bien et le mal s’affrontent.
En choisissant pour thème la dénonciation des ravages de la téléréalité et en l’inscrivant dans un remake de la plus sombre période de notre histoire, elle nous renvoie à l’éternel sujet de notre humanité ou … inhumanité.
« La fiction sert à comprendre notre réalité, même et surtout quand elle est terrifiante. » (F. Beigbéder, « L’Express »)
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