LE 33e MARIAGE DE DONIA NOUR | Hazem ILMI

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L'édition de référence est celle publiée chez Denoël en 2018. Traduction HELENE BOISSON

Roman de la critique des religions en général et de l’islam en particulier, l’œuvre de Hazem ILMI est un curieux objet littéraire.

Emprunt d’humour et de dérision, il mêle philosophie, réflexions humanistes, théologie, détails crus, analyses psychologiques. Et tout cela est parsemé de citations du Coran, apparemment authentiques !

Dystopie située dans une Egypte du futur, le récit n’hésite pas à utiliser les astuces de la SF, les ressorts des romans d’action et d’aventure, l’efficacité des scènes de thriller. Mais conte philosophique voltairien avant tout, le « LE 33e MARIAGE DE DONIA NOUR » laisse perplexe. Est-ce vraiment l’oeuvre d’un neuro-scientifique égyptien, né au Caire et installé en Allemagne depuis 2014 ?

Après une auto-édition en langue anglaise, en 2013, le texte a été publié en allemand, à Berlin en 2016. Cette dernière version a été traduite en français en 2018, chez Denoël, elle sert ici de référence.

L’auteur se cache derrière un pseudonyme, mais est-il vraiment ce qu’il prétend être ? On le saura peut-être un jour.

LE CONTEXTE : l’Egypte en 2048 sous régime théocratique

Isolée du reste d’un monde décrié en tant que repère de « Kouffars », ces mécréants qui ne croient pas en Mahomet, l’Egypte est dorénavant dirigée par une théocratie au pouvoir absolu qui conjugue religion rigoriste et consumérisme effréné.

Ce régime autoritaire, le « Nizam », pratique en effet une double aliénation illustrée par la pratique obligatoire de la prière, mesurée dans des cabines individuelles et source de « bons points » d’une part, et par l’incitation continue à l’achat d’autre part, notamment par la stimulation du cerveau pendant le sommeil. Le « e-jab » remplace ainsi le « hijab », il est connecté et diffuse des injonctions publicitaires.

Cette étrange dichotomie s’appuie sur un partage géographique des classes sociales : les élites et dirigeants vivent dans l’opulence en Egypte du Nord, les classes moyennes survivent dans l’aliénation totale en Moyenne Egypte, les déclassés et les éléments jugés non-conformes sont bannis dans les lointaines régions du Sud. La métaphore est belle et ne fait en quelque sorte que prolonger la situation actuelle du pays.
L’urbanisation galopante a atteint son apogée, au Caire les immeubles de 100 étages s’élèvent au-dessus des anciens buildings. Il n’y a plus de traces des richesses archéologiques du passé. Dans la Capitale, les pyramides ont disparu. Quant au Nil, il est asséché. Bien sûr, le tourisme est interdit et une « néocharia » fixe les règles du comportement social dans un système musulman extrêmement sectaire.
L’oligarchie ne cache pas ses intentions : asservir le peuple et se maintenir au pouvoir en s’appuyant sur la religion, pour les contraintes, et la consommation, pour les rêves. L’humour n’est jamais loin et la critique de l’Egypte contemporaine, mais aussi de façon plus générale des Etats du Moyen-Orient et du régime saoudien, est constamment perceptible.

Toutefois, la composante majeure de cette œuvre satirique, outre la critique politique, demeure la mise en cause du diktat religieux.
Dans de multiples paragraphes, parfois des chapitres entiers, le débat théologique se développe et condamnation de la religion musulmane et promotion de l’athéisme s’affirment.
Le Coran est mis à l’épreuve et sérieusement critiqué :

« Ce livre est truffé de sexisme, d’inhumanité. Il contient aussi quelques idées révoltantes sur l’esclavage et n’est pas très aimable pour les gens qui professent une autre religion. » (p 196)

L’idée même d’un Dieu bon est rejetée

« Mais comment peut-on décider d’être bon quand on a soi-même fixé les limites du Bien et du Mal? Est-ce que ça ne veut pas dire que tu fais ce qui te plaît, et qu’après tu pourras toujours décréter que c’est bien ? Auquel cas le Bien et le Mal ne deviennent-ils pas totalement arbitraires ? » (p 237)

Comme est répétée, sans cesse, l’aliénation religieuse en lien avec « le pouvoir des puissants »

« Pour la plupart des acteurs de l’histoire, la volonté de Dieu n’est rien d’autre qu’une voix menaçante dans leur tête qui justifie l’oppression des femmes et la destruction de ceux qui pensent autrement. Rien de plus. Je trouve cette idée de soumission extrêmement dangereuse en soi. » (p 271)

Ce Dieu « tortionnaire » est à la base de l’organisation politique et économique de la nouvelle Egypte : la tripartition géographique d’une part et les travaux inutiles pour maintenir le peuple en état de domination d’autre part. Dans le Sud, les fouilles archéologiques occupent des millions d’ouvriers qui ainsi ne pensent pas à autre chose et ne revendiquent pas. Dans le Centre, « même si leurs emplois n’ont aucun sens, ils leur garantissent du moins un certain niveau de vie qui leur permet de réaliser certains rêves » (p 291). De plus, pour les maintenir dans le « droit chemin », il suffit de les menacer de relégation dans le Sud.
On apprend, en fin de roman, la vérité sur le modèle économique prônée par les oligarques corrompus du pays. L’Egypte vend aux pays riches, USA, Europe, Chine, les trésors de son passé (pyramides, temples, tombeaux, statues…) qu’elle obtient par les fouilles effectuées dans le Sud. Elle reçoit en échange les biens matériels et la nourriture dont elle a besoin. En fait, quoiqu’elle prétende, l’Egypte ne produit rien ! Cependant les acheteurs, en contre-partie, ont imposé le respect de certaines pratiques humanistes. Les opposants ne doivent pas être exécutés, ils sont seulement envoyés dans « la Quarantaine des âmes perdues ».
L’aspect métaphorique est encore ici bien présent, la critique de l’Egypte contemporaine et de son choix du « tout tourisme » des décennies passées est évidente.

L’INTRIGUE : une belle jeune femme rebelle et un philosophe libre-penseur

Pour incarner son propos, l’auteur choisit deux figures emblématiques :

  • Donia, jeune femme magnifique qui vit les difficultés de la condition féminine dans un régime théocratique,
  • Ostaz, philosophe voltairien, qui affronte les conséquences nées de l’impossibilité de penser dans un contexte islamiste intégriste.

Donia Nour subit toutes les vicissitudes imaginables. Violée à 13 ans par un de ses professeurs, elle est ensuite prostituée par ce détenteur de l’autorité dans un système de relations sexuelles tarifées, révélateur de l’hypocrisie profonde du régime religieux en place. En effet, contre quelques dizaines de grammes d’or, Donia consent à épouser de riches égyptiens qui font annuler le mariage dès le lendemain de l’union pour que celui-ci ne soit pas inscrit dans les registres.
Alors que son professeur/souteneur l’abandonne, une fois fortune faite, l’héroïne décide de se mettre « à son compte » et d’accumuler les règlements en or puisqu’il en faut un kilo pour exaucer son rêve, fuir l’Egypte.
Toutefois une exigence est fixée par ces maris d’une nuit, la virginité ! Donia a donc recours à une « spécialiste » qui reconstitue chaque fois son hymen et lui procure le « faux sang » indispensable.
Le lecteur suit la jeune femme dans ses déboires jusqu’au 33 ème mariage qui doit être le dernier car le poids d’or requis est enfin atteint. Mais cette ultime union se passe mal, le mari, le juge suprême Zulkheir El Gazzar, prédicateur obèse d’une grande brutalité et déviant sexuel, découvre la supercherie.
Donia est arrêtée et condamnée. Elle est exilée dans le Sud où elle doit effectuer des fouilles archéologiques avec d’autres jeunes femmes. Toutes espèrent être rachetées par les puissants oligarques du Nord et échapper ainsi à leur état misérable. Elles apprendront surtout qu’elles ne constituent qu’une réserve d’organes pour leurs riches et vieux propriétaires…

Parallèlement, Ostaz, le philosophe réfractaire, disparaît en 1952, juste avant la fin de la monarchie égyptienne. Il est enlevé par des extra-terrestres, les « Ilmanis », qui lui font découvrir l’univers et confortent son refus de toute croyance divine.
Cet artifice romanesque apporte au récit une touche humoristique et fantastique qui ne va pas sans créer une certaine perplexité pour le lecteur. Mais cela fonctionne et c’est l’essentiel.
Les Ilmanis décident de renvoyer Ostaz dans son pays pour les informer sur l’état politique et économique de l’Egypte.
Avec le décalage temporel inévitable lors des voyages spaciaux, un siècle s’est passé sur terre et le philosophe revient dans un univers totalement fanatisé, celui dans lequel vit Donia. Là aussi les choses se passent mal, Ostaz est arrêté et traîné en justice. Lors de son procès, il défend l’athéïsme en de superbes argumentaires et sera, bien évidemment, condamné. Alors qu’il va être exécuté, les Ilmanis l’enlèvent et le sauvent. Ils le renvoient ensuite une seconde fois dans son pays pour qu’il aide Donia à combattre le système théocratique en place car elle est destinée, sans le savoir, à en hâter la chute.

La vie des deux héros se croise alors dans des conditions rocambolesques. Donia est rachetée par le juge Zulkheir qui veut en faire son esclave sexuelle. Ostaz est envoyé en cachette dans le lieu même de son martyr.
Le roman prend alors un cours plus mouvementé et les actions violentes se succèdent.
A l’issue d’une tentative de fuite, Ostaz est tué et Donia est bannie dans « la Quarantaine des âmes perdues », véritable Enfer sur terre.
Mais lors de la lutte qui a opposé les deux héros à leurs tortionnaires, Donia réussit discrètement à brancher les micros du « Centre de Prêches ». Les propos du juge Zulkheir, blasphématoires et révélateurs des crimes et mensonges du régime, sont alors diffusés dans le Sud et le Centre auprès des populations asservies.
L’Enfer, tellement fantasmé, se révèle être une zone libre où vérité et libre-pensée règnent, même si on ne peut en sortir. De plus en plus d’opposants sont bannis et rejoignent la « Quarantaine », car les révélations propagées sur les ondes ont provoqué une prise de conscience généralisée.
Le récit se clôt sur une prédiction optimiste. Le système du Nizam va inévitablement explosé, ce que proclament les dernières lignes du récit :

« Donia s’était libérée d’un tyran cosmique qui l’avait persécutée toute sa vie. Quant à ceux qui le représentaient, ils n’allaient pas tarder à tomber. Elle n’avait qu’à faire claquer ses doigts. »

CONCLUSION

Le roman développe, sans retenue, la critique virulente de la religion musulmane et des régimes autocratiques en place dans les Etats du Moyen-Orient. Même si le ton choisi est celui de la dérision et de la satire, on comprend mieux, après lecture, que l’auteur soit contraint de se cacher sous un pseudonyme.
Pour les croyants dépourvus d’humour, cette œuvre est un pur blasphème. Mais cet étrange roman est aussi un signe d’espoir, il consacre la victoire de la pensée libre sur les fanatismes religieux quels qu’ils soient. Il apporte aussi un soutien discret aux révoltes récentes de la jeunesse égyptienne.
Après tout, croire en l’humanité et ses valeurs universelles, ce n’est pas une attitude dystopique mais bien une proclamation utopique.
Ce n’est pas le moindre des compliments à adresser à ce beau conte philosophique.

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