APRES LE MONDE | Antoinette RYCHNER

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L'édition de Buchet Chastel (collection « Qui vive ») sert de référence pour cette présentation.

Beau roman, écrit, chanté, scandé, sur la fin du monde, de notre monde. Tout commence en 2023 avec la catastrophe climatique et l’effondrement des structures économiques qui s’ensuit.

Deux femmes racontent les causes et les processus, témoignent du passé et du présent, élaborent une « épopée » pour échapper aux destructions et à la mort, même si en 2049, le récit clôturera leurs destins sans ouvrir de réelles perspectives.

Ce roman, sombre donc, est également une « performance » financée par une bourse culturelle suisse et mise en œuvre lors de représentations théâtrales dans différents lieux.

APRES LE MONDE, publié début 2020, prend une saveur toute particulière dans une époque de pandémie où les experts et devins du « monde d’après » sont nombreux. Ils pourraient lire Antoinette Rychner avec profit.

STRUCTURE DU ROMAN

L’auteur opte pour une structure éclatée qui alterne les descriptifs de l’évolution des sociétés (ce sont les CHANTS, pour se souvenir, pour témoigner, pour redémarrer, pour gémir, pour tenir) et les courts récits du vécu des héroïnes.
Les Chants destinés à être interprétés en musique, utilisent « le féminin pluriel », « pour affirmer (des) convictions collectives, et pour démanteler toute domination patriarcale ». Ils détaillent, avec précision, les causes de la chute du système capitaliste et industriel et l’enchaînement des processus qui condamneront la civilisation d’avant 2023.


Pour illustrer les nouvelles conditions de vie, l’auteure suit les pérégrinations de deux femmes, Barbara et Chrystelle, qui rédigent et déclament à la veillée, telles deux « bardesses », les témoignages du passé et les récits du présent. Ces deux héroïnes croisent beaucoup d’autres femmes qui sont chacune à l’origine d’un court chapitre. Elles offrent tour à tour un éclairage de ce qu’est devenu le « nouveau monde », entre la Suisse, l’Est de la France, la Belgique et le Nord de l’Europe.

L’histoire se scinde en deux parties. La première, de loin la plus longue, décrit les huit années de tentative de reconstruction d’une société plus frugale et plus juste. La deuxième, très courte mais particulièrement désespérée, annonce, dix huit ans plus tard, la fin des rêves et le triomphe de la barbarie.

LE CONTEXTE 

1) Effondrement de l ‘économie mondiale et des structures sociales
Le premier Chant analyse la descente aux enfers du système industriel des sociétés développées.
Le 5 novembre 2022, un ouragan dévaste la baie de San Francisco et fait 60.000 victimes. Les compagnies d’assurance ne peuvent faire face et portent la contagion dans les banques. L’Etat lance des plans de soutien, mais rien n’y fait. La confiance disparaît, le dollar chute, la création incontrôlée de monnaies provoque une hyper inflation.
Les défauts de paiement se multiplient, les créanciers des Etats-Unis veulent être remboursés. Le dollar ne joue plus son rôle de monnaie de réserve universelle, la crise s’étend à toute la planète.

« Comme le dollar (…) avait perdu toute valeur, nos Etats ne purent se défendre contre la liquidation de leur propre monnaie. Aucun ne réussit à se prémunir de la contagion. » (p 50)

Le commerce international s’étiole. Le pétrole se fait rare, les achats de précaution se multiplient dans la panique générale. La monnaie électronique ne résiste pas, les sociétés humaines retournent au troc et à l’auto-production.
Plus d’écoles, plus de travail, électricité et gaz sont fréquemment coupés avant de disparaître. Les structures industrielles et leurs outils (autoroutes, ports, réseaux…) sont abandonnés. Ascenseurs, climatisation, congélateurs deviennent inutiles. Les hôpitaux ferment, les orphelinats et les résidences pour personnes âgées aussi.
Les émeutes se développent. Les membres des communautés se regroupent par affinité (ethnie, religion, langue, culture locale…) et se défendent.
Le Moyen-Age est de retour.
Dans ce contexte, sans gouvernement ni institutions, « les haines s’attisent ». On recherche des boucs émissaires (réfugiés, sectes, franc-maçons, homosexuels, etc.). On accuse les élites. Le chaos règne et les agressions se généralisent, d’où les alliances pour « manger, dormir, sans se faire attaquer ». La faim suit les épidémies, on doit même abandonner les mourants.

« Il y en a que nous avons dû quitter avant qu’elles aient commencer de refroidir – avant même, parfois, que leur respiration ait cessé tout à fait : les circonstances, le danger l’exigeaient. » (p 79)

Comme dans toute société désorganisée, de nouveaux pouvoirs se mettent en place. Des troupes armées se constituent et règnent sur des territoires entiers. L’épuration ethnique s’installe, il faut prouver que « l’on est bien de chez nous ». Les réfugiés d’avant 2023 sont liquidés ou emprisonnés, d’autres sont expulsés.

 

2) La reconstruction
La résistance au désordre s’organise. Des communautés agricoles autonomes apparaissent et parfois prospèrent. Elles passent des accords avec les groupes para-militaires, selon un schéma féodal bien connu dans l’histoire.
Une nouvelle société voit le jour sur les décombres du passé industriel. Tout est réutilisé, les métiers artisanaux sont redécouverts, l’agriculture est réinventée.

« Nous avons fait marche arrière ; vers un passé nouveau » (p 139)

Les villes s’organisent, ouvrent quelques écoles, quelques bibliothèques, pratiquent la démocratie directe. Elles se protègent aussi et trient les nouveaux venus.
Certes, les acquis de la médecine moderne ont disparu et le retour aux soins de base et à l’herboristerie ne peuvent garantir qu’une espérance de vie de 50 ans. Néanmoins, l’acceptation de la mort devient la norme, ce qu’elle était autrefois avant d’être occultée par les progrès et les privilèges du passé récent, ce temps auquel il faut renoncer.

« Il nous a coûté extrêmement cher, et il nous coûte encore de comprendre combien notre mode de vie était unique dans le cours de l’histoire, et pourquoi ces gaspillages effrénés ne pouvaient durer : mais peu à peu, nous l’acceptons. » (p 145)

 

3) Retour à la barbarie
Dix huit ans plus tard, le rêve de reconstruction ne résiste pas à de nouvelles catastrophes écologiques. Le Livre II ne laisse aucun espoir, la barbarie a vaincu les expérimentations sociales et a réduit les femmes à l’état d’esclaves, dans d’épouvantables camps de travail. Comme si l’imagination romanesque ne pouvait que conduire la pensée à retrouver les horreurs déjà vécues des mondes totalitaires.

 

L’INTRIGUE : la vie de deux femmes troubadours

Entre les « chants de témoignage », s’insèrent de nombreux chapitres décrivant l’existence des deux héroïnes, Barbara et Christelle. Celles-ci, avec le compagnon de l’une et de sa fille, ainsi qu’une réfugiée érythréenne, son frère et son neveu, forment un groupe qui va de communauté en communauté, qui est parfois bien accueilli, parfois rejeté.
« Récitantes », elles décrivent les évolutions du monde et les conditions de l’existence présente. Elles sont appréciées pour cela.
Chaque court récit offre le point de vue d’une femme différente, rencontrée par les femmes « bardes ». Cela permet de comprendre comment cette nouvelle société s’est construite et comment elle évolue. Comment aussi elle retrouve les vieilles haines indissociables de tout groupe humain, le racisme, l’exclusion, la violence, le refus de la différence…
Le nouveau système est pourtant séduisant, la démocratie et le débat sont privilégiés, les activités sont partagées, les responsabilités aussi.
Mais quand les conditions climatiques se détériorent, que l’agriculture devient difficile et les récoltes insuffisantes, l’accueil d’autrui se restreint. Et notre groupe témoin doit reprendre la route, à pieds, doit tout faire pour se nourrir et se faire accepter, plus loin, plus longtemps.
Certaines rencontres sont lumineuses, d’autres épouvantables, jusqu’à l’assassinat des jeunes érythréens, la mort de la fille de Chrystelle, le renoncement à l’écriture, l’éclatement du groupe.

Si à la fin du Livre I, on peut encore y croire, l’ouverture du Livre II, dix-huit ans plus tard, ruine tous les espoirs. La montée des eaux, le froid, les tempêtes ont sapé les tentatives de reconstruction.
Les deux femmes se retrouvent toutefois pour chanter ensemble et lire une dernière fois « l’épopée ».
La mise en esclavage des femmes est devenue la norme. Elles sont emprisonnées dans des camps de travail et meurent d’épuisement. Et même si une jeune détenue reprend ce chant, accompagnée des autres prisonnières, quel avenir peut-on espérer ?
Cette fin énigmatique clôt ce beau roman sur la résilience des femmes.

Rarement une vision aussi désespérée d’un monde dévasté, d’une civilisation disparue aura été portée par une auteure contemporaine.
Rien n’est donc possible, les errements économiques et écologiques actuels nous mènent, quoique nous tentions, à la violence des hommes, à l’asservissement des femmes, à la barbarie.
Une fois disparus les essais d’élaboration d’un monde plus humain, ne reste que le chant de témoignage sur la misère des femmes, sur leur épopée lugubre.

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