ET C'EST AINSI QUE NOUS VIVRONS | Douglas KENNEDY

Dystopie politique sur la guerre des civilisations, le roman de Douglas Kennedy ne laisse guère d’espoir. Ou nos sociétés sombrent dans l’obscurantisme religieux le plus rétrograde, ou elles appliquent la surveillance technologique généralisée.

En d’autres termes, le choix se situe entre la théocratie évangéliste de « La servante écarlate » (Margaret Atwood) et le totalitarisme de Big Brother de « 1984 » (George Orwell).

Douglas Kennedy reste fidèle à son inspiration sociale mais il a bien été aidé par l’expérience « trumpienne », visible à chaque page.

Curieusement cependant, l’auteur choisit la société de contrôle afin de combattre la politique inquisitoriale des tenants de la religion, comme s’il fallait se prononcer entre deux cauchemars…
C’est dire le niveau de désespoir vécu par l’auteur américain. D. Kennedy anime son récit par la mise en place d’une intrigue digne des meilleurs thrillers. Celle-ci favorise certes la lecture d’une dystopie qui, sans elle, serait proche du pamphlet, mais
elle éloigne aussi le roman du cœur du sujet tant elle prend de place.

On peine en définitive à cerner les enjeux de civilisation et les perspectives géopolitiques que la thématique veut aborder. C’est dommage et cela ne permet pas à « Et c’est ainsi que nous vivrons » d’atteindre la dimension d’une œuvre majeure.

Edition: Proposé en 2022, le roman (non édité aux USA semble-t-il) a été traduit en français et publié par les éditions Belfond en 2023.

Edition de référence des éditions Belfond, 2023
LE CONTEXTE : de l’Inquisition à Big Brother.
 
Le contexte est explicitement inspiré par la situation politique actuelle des États-Unis. Issue du partage ancien des territoires marqués par la Guerre de Sécession, l’évolution projetée par Douglas Kennedy pour 2045 reprend les grands clivages mis en exergue par la présidence de Donald Trump : d’un côté les états dit « progressistes » des Côtes Est et Ouest, de l’autre le cœur évangéliste du pays, la « Ceinture de la Bible » et surtout les états  » fly over « , ceux que l’on survole sans s’y arrêter ( pour reprendre le titre original du roman).
L’auteur est new-yorkais et ça se voit.
 
Donc, après une nouvelle Guerre de Sécession, deux ensembles sont constitués:
  • la » Confédération Unie » (C.U.), théocratie dirigée par 12 apôtres auto proclamés,
  • la « République Unie »(R.U.) , gouvernée par un milliardaire adepte des technologies de surveillance,
  • une « Zone Neutre » (Z. N.), située à Minneapolis et partagée entre les deux camps, permet le passage de l’un à l’autre.
Comment en est-on arrivé là ? Douglas Kennedy fait un exposé géopolitique complet sur les processus ayant mené à cette partition, illustrée par une carte étonnante reprise en seconde de couverture.

En résumé, après l’élection de présidents conservateurs plus réactionnaires encore que Donald Trump (élection favorisée par l’interdiction du vote par correspondance et le redécoupage des circonscriptions) et face aux politiques mises en place, les Etats démocrates se mobilisent autour d’un homme providentiel, milliardaire spécialiste des technologies avancées, Morgan Chadwick (figure inspirée par Elon Musk à l’évidence).

Celui-ci généralise l’utilisation de la puce électronique insérée derrière l’oreille et le port de la montre connectée en permanence au réseau de contrôle et de surveillance, le « Système « .
Dans le monde, l’évolution politique est nette. L’extrême-droite règne dans presque toute l’Europe, la Chine est devenue dominante et prend le contrôle de Taïwan.
Opposé à la guerre avec la Chine comme aux principes religieux adoptés par le nouveau président, Chadwick envisage la création d’un nouveau pays qui serait doté d’un programme progressiste.
 
« Chadwick songeait à un nouveau pays où l’écart entre riches et pauvres ne serait pas si extrême, où les femmes auraient de nouveau tout contrôle sur leur corps et leurs choix reproductifs et où nos frères et sœurs LGBT jouiraient de l’égalité des droits, où le gouvernement interviendrait pour éliminer toute discrimination, où le droit à l’éducation, à la santé et au logement serait considéré comme un élément primordial du contrat social » (page 46)
 
Après un massacre organisé par les éléments les plus extrémistes du « Suprémacisme blanc », la Sécession s’impose. En 2045, il y a 12 ans que la R. U. existe.
Schématiquement les caractéristiques des deux territoires sont les suivantes :
 
La C. U. proclame les valeurs évangéliques traditionnelles.
 
« Le Drapeau de la Confédération, le même que lors de la Guerre de Sécession de 1860, trône (…) flanqué de deux crucifix illustrant en détail l’agonie de Jésus-Christ » (page 208).
 
Bien sûr, l’histoire de l’époque a été réécrite sans un mot pour l’esclavage ni les pratiques très contestables des juges puritains.
L ‘avortement est interdit, comme le divorce et bien évidemment l’homosexualité et a fortiori le changement de sexe. 
La psychanalyse a été remplacée par l’évangélisme. La dépression est « narcissique et donc satanique » . 
La « Brigade purificatrice » surveille les mœurs et sanctionne tous les écarts. 
Les fonctionnaires, membres de la Hiérarchie, sont contraints à des obligations strictes, tant vestimentaires (complet ou tailleur, chemise blanche, cravate noire) que matrimoniales. 
Toute mère suspend ses activités tant que l’enfant n’atteint pas 16 ans.
Par contre, pas de contrôle électronique des faits et gestes mais plutôt un culte du passé avec la reconnaissance du poids intangible des préceptes religieux.
 
La R. U. verse pour sa part dans le futurisme cher à la Sillicon Valley. Tous les « progrès » du transhumanisme ambiant sont expérimentés.
La « connexion » est généralisée.
 
« La puce Chadwick avait révolutionné le domaine des communications interpersonnelles. Il suffisait d’une simple insertion indolore derrière l’oreille pour accéder soudain à tout un univers de possibilités inédites. Couplée à une montre connectée ou un « mémoranda » ultralight – un écran assez mince et réduit pour tenir dans une poche de chemise-  la puce rangeait les smartphones au rayon des gadgets complètement obsolètes.Tout était à commande vocale : vous n’aviez qu’à prononcer le nom d’un contact de votre répertoire pour vous retrouver immédiatement en communication avec celui-ci. Si vous demandiez à la puce de vous rappeler un rendez-vous, elle s’en acquittait à l’heure dite, directement dans votre esprit. » (page 44).
 
D’autres aspects de la vie sociale sont mis sous contrôle, l’alimentation par exemple.
 
 » Mon budget carnivore est calculé en fonction de mon taux de cholestérol : une puce électronique implantée dans mon cerveau surveille chaque aspect de mon existence, y compris la quantité de viande rouge que je mange.  La plupart des entreprises exigent aujourd’hui que leurs employés limitent leur consommation d’alcool, de médicaments et de malbouffe. » (page 26).
 
En contrepartie de cette perte de liberté, de nombreux avantages sociaux sont assurés:  éducation gratuite, logements accessibles, sécurité sociale pour tous.
Une « véritable démocratie sociale » est instaurée, financée par un impôt de 5 % sur les revenus des entreprises. 
La sécurité des êtres et des biens est garantie, l’intégration des minorités (afro-américains et latinos en particulier) est réussie.
 
Pour l’auteur, la démocratie ne peut être qu’autoritaire…
 
 
L’INTRIGUE : le combat des deux espionnes.
 
L’intrigue est complexe et se voudrait digne des romans d’espionnage d’un John Le Carré.
Deux demi-sœurs, chacune espionne au service de son camp, s’affrontent.
La narratrice, Samantha Stengel, exerce ses talents au profit de la R.U. dont elle défend les valeurs même si celles-ci s’accompagnent d’une surveillance constante via sa puce et sa montre connectée.
Elle apprend avec douleur l’existence de cette autre fille que son père adoré lui avait toujours cachée.
Lorsqu’elle reçoit l’ordre d’éliminer cette Caitlin haïe, elle se rend dans la partie confédérée de la Zone Neutre sous une autre identité et avec un métier d’emprunt, critique de cinéma. Les préparatifs sont longs et détaillés, ils occupent l’essentiel du récit…
Elle croit avoir rempli avec succès sa mission avant de se rendre compte qu’elle a été dupée, comme il se doit dans tout bon roman d’espionnage.
La confiance et l’intérêt presque amoureux qu’elle avait accordés à la jeune femme, Lorraine, rencontrée en Z. N. dans le cadre de son activité professionnelle, s’avèrent très mal placés… car si la CU ne dispose pas des moyens sophistiqués de la République, elle maîtrise la technique des masques indécelables capables d’offrir de nouvelles identités quand cela est nécessaire.
Comme le lecteur averti l’avait compris, Lorraine n’est autre que Caitlin, la demi-sœur bien décidée à se venger de Samantha, cette fille préférée de son père défunt.
L’héroïne ne sera sauvée qu’à la dernière extrémité, après un face à face éprouvant.
Toujours convaincue de la justesse de ses engagements, Samantha reprendra, après une convalescence indispensable, sa place dans les services d’espionnage chargés de défendre la République Unie.
 
 
CONCLUSION
 
L’intrigue, bien menée mais trop convenue, prend hélas le dessus sur les éléments dystopiques du récit.
Le lecteur aurait aimé plus d’informations sur les contours de l’Amérique qui se dessine peu à peu.
Comme Douglas Kennedy, chacun voit bien que l’affrontement est inévitable entre les adeptes de la Loi de Dieu la plus rétrograde et ceux du transhumanisme le plus technologique et le plus intrusif.
Ne peut-on espérer toutefois une issue réellement démocratique à cette confrontation entre deux modes pervers de civilisation?
Faut-il vraiment opter pour un Big Brother totalitaire comme le fait Douglas Kennedy ?
Rarement vision historique a été aussi désespérée.  
 
 

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