Rédacteur d'une autobiographie imaginaire dans un contexte particulièrement dystopique, l'auteur renoue avec une tradition ancienne, celle du manuscrit retrouvé et exhumé comme témoignage d'un passé révolu. Ce "Journal d'un vieux...
LireUn livre inoubliable – hélas diront certains – ou, quand l’humanité perd l’un de ses sens principaux, la vue, comment distinguer l’homme de la bête ?
L’allégorie est puissante, la métaphore redoutable. Les heures sombres de l’histoire sont convoquées pour faire de « L’aveuglement » une œuvre incomparable ; asiles d’aliénés, camps de concentration, hordes sauvages, tortures et barbarie, tout y est !
De plus, l’auteur déploie un style particulier, d’abord difficile puis envoûtant, qu’il allie à une ironie désespérée.
Quand « le mal blanc », la cécité, frappe, on isole d’abord les premiers touchés dans des camps rapidement soumis à la cruauté d’un pouvoir absolu et dévoyé. Quand l’ensemble de la population est atteinte, la ville est parcourue par des groupes hagards qui titubent parmi les excréments à la recherche d’une rare nourriture, souvent avariée.
Pour illustrer ce monde à la dérive, quelques individus, chacun caractéristique d’un type social, forme un groupe chargé d’incarner les misères et les espoirs d’une société à l’abandon.
Ce grand livre du Prix Nobel de Littérature de 1998 pose les questions essentielles :
– quelles réactions face au malheur inconnu ?
– quel mode de gouvernance pour gérer l’impensable ?
– quelles valeurs humaines pour survivre ?
– quel avenir pour ceux qui n’ont plus de passé ?
En 2020, dans des temps de pandémie, « L’aveuglement » résume et explore toutes les interrogations. On peut d’ailleurs se demander pourquoi l’actualité aveuglante, sans jeu de mots, de l’œuvre de l’écrivain portugais n’a guère été soulignée. Trop évidente, trop dérangeante, trop accusatrice ? Les lecteurs jugeront.
LE CONTEXTE : vers une société sans humanité
Le roman suit la progression foudroyante de la cécité, à partir du premier cas jusqu’à « l’aveuglement » de la totalité du pays.
Face à l’épidémie du « mal blanc », ainsi désigné car les aveugles sont comme « tombés dans une mer de lait », le Pouvoir réagit comme tous les pouvoirs, il condamne, il isole, il enferme.
« Toutes les personnes devenues aveugles, ainsi que celles qui avaient été en contact physique ou en proximité directe avec elles, seraient rassemblées et isolées de façon à éviter d’ultérieures contagions. » (p 51)
«… il s’agissait de mettre en quarantaine toutes ces personnes, selon l’ancienne pratique héritée des temps du choléra et de la fièvre jaune. » (p 51)
Les premiers aveugles sont ainsi confinés dans un asile d’aliénés désaffecté, les « contacts » de ceux-ci le sont aussi, mais dans une aile distincte, les « voyants » rejoignant les « non-voyants » dès qu’ils perdent la vue.
Ce cadre permet à l’auteur de décrire l’impact de l’épidémie sur une société humaine. L’enfermement conduit bien sûr aux pires conduites déviantes et à la perte de tout sentiment humain. Les scènes, parfois insoutenables, se succèdent jusqu’à l’aboutissement inévitable.
Quand tout le monde est atteint, il n’y a plus de gardiens, il n’y a plus de soldats, il n’y a plus de dirigeants, il n’y a plus que des aveugles qui errent à tâtons, dans une ville dévastée.
Le deuxième mouvement du récit peut alors s’ouvrir.
La description d’une ville, sans eau, sans électricité, sans repères, dans laquelle les aveugles se regroupent pour dénicher quelques aliments comestibles, dans laquelle ils vont de refuge en refuge, tout en se protégeant des chiens devenus sauvages et des rats devenus dominants, est cauchemardesque.
En fait, J. SARAMAGO dissèque les vraies questions : qu’est-ce qu’être un homme et comment organiser le chaos ?
« Il doit bien y avoir un gouvernement, dit le premier aveugle, Je ne le crois pas, mais, au cas où il y en aurait un, ce sera un gouvernement d’aveugles qui veut gouverner des aveugles, c’est- à-dire un néant qui a la prétention d’organiser un néant. » (p 286)
De façon définitive, « le vieillard au bandeau noir » assène : « Nous sommes retournés à la horde primitive » (p 287).
Quel autre constat peut faire le lecteur devant cette disparition de toute vie sociale digne ?
Pour clore la parabole, l’auteur mettra fin à l’épidémie mais on ne peut y croire tout à fait. La condition humaine est bien fragile et la perte d’un seul de ses attributs peut renvoyer l’homme à l’état de barbarie. Enseignement cruel que délivre la sombre et remarquable dystopie de José SARAMAGO.
L’INTRIGUE : de l’asile à la ville, de la déchéance à l’espérance
En longues phrases, peu ponctuées (des virgules et quelques points), dans lesquelles les dialogues s’insèrent avec de simples majuscules, le roman avance sans éviter aucun détail sordide, aucune description affligeante, aucune scène insoutenable.
On assiste à « l’aveuglement » successif des personnages choisis par l’auteur pour incarner son propos. Ces protagonistes n’ont pas de nom car les aveugles ne sont jamais désignés par leur patronyme. Ils sont définis par leur état : « le premier aveugle », « la femme du premier aveugle », « le médecin », « la jeune fille aux lunettes teintées », « le vieillard au bandeau noir », « le garçonnet louchon » et surtout « la femme du médecin », personnage central du récit. Cette dernière prétend avoir perdu la vue pour pouvoir accompagner son mari. C’est le témoin, celle qui peut décrire l’horreur, mais aussi le guide qui aide et conseille, qui chatie parfois.
Le gouvernement enferme les premiers aveugles dans un asile. Ils y font l’apprentissage de la vie en prison, rendue encore plus difficile par leur état. La première partie du récit présente sans détours les conditions d’existence des internés : comment retrouver son lit, comment satisfaire ses besoins naturels, comment gérer la promiscuité, comment enterrer les morts, et surtout comment se nourrir… ? Cette dernière fonction, véritable obsession, parcourt tout le récit et rappelle qu’elle est la seule, en dernier ressort, dont on ne peut se passer.
De stade en stade, la descente aux enfers est inéluctable. Dans ce lieu clos, la lutte pour la nourriture est le but essentiel et l’organisation sociale se structure autour de lui. Lorsqu’un groupe dominant se saisit des réserves et rançonne les autres détenus, les plus faibles doivent se soumettre. Et quand ce groupe exige des « femmes », celles-ci se prostituent à la demande de leur mari pour assurer leur subsistance.
L’auteur n’épargne pas le lecteur et analyse avec méticulosité, dans son style si particulier, les bassesses auxquelles l’homme peut se résigner quand il est confronté à la barbarie la plus abjecte.
« La femme du médecin », seule voyante, appliquera la vengeance des opprimés. Elle tue le chef des tortionnaires et organise la révolte. Devant la durée des combats, une femme, parmi les victimes, met le feu à l’asile. Les survivants se précipitent au portail de sortie et constatent… qu’il n’y a plus de soldats, que la ville est livrée à une population totalement aveugle.
Dans ce second versant du roman, la« femme du médecin » réunit, autour de sa direction attentive et aimante, le petit groupe des protagonistes, et même un chien, « le chien des larmes ». Elle les guide d’appartement en appartement pour enfin les accueillir dans le sien, resté miraculeusement intact. Ces sept personnages, emblématiques de la société, parviennent à se laver, à se vêtir, à se nourrir et forment un ensemble presque harmonieux de relations humaines.
Au nom de leur expérience passée, la « femme du médecin » impose des règles,
« N’oublions pas ce qu’a été notre vie pendant notre internement, nous avons descendu tous les degrés de l’indignité, tous autant que nous sommes, jusqu’à atteindre l’abjection. » (p 308)
Dans la ville ravagée, il n’est pas facile de survivre. La quête de nourriture est incessante et le peu qui arrive à être déniché doit encore échapper aux chiens et aux rats qui pourront toujours se repaître des cadavres humains qui jonchent les rues.
Les aveugles du groupe recherchent un mode d’organisation qui leur soit adapté. Ils décident surtout de rester ensemble et, pourquoi pas, de partir à la campagne, là où la cueillette, la culture et peut-être l’élevage seront encore possibles.
ET PUIS, dans ce microcosme apaisé, « le premier aveugle » recouvre la vue. Progressivement, ses compagnons aussi. Et enfin, toute la ville se réveille dans la joie de la fin de l’épidémie.
Le médecin offre sa conclusion à l’allégorie de J. SARAMAGO :
« Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas. » (p 366)
Pour l’auteur, il faut devenir aveugle pour discerner, enfin, la vérité cachée des choses. La société moderne, bloquée dans ses limites, ses errements, ses angoisses et ses dérives, ne voit plus la réalité du monde. Elle en perd la vue et donc son humanité.
Ainsi, c’est lorsque les héros de ce magnifique roman retrouveront l ‘amour et la solidarité, ces valeurs humaines essentielles, qu’ils recouvreront la vue.
« L’aveuglement », ou la parabole du futile et de l’essentiel, en quelque sorte.
ADAPTATIONS
A noter que ce chef-d’oeuvre a été adapté au cinéma en 2008 par Don McKellar au scénario et Fernando Meirelles à la réalisation, sous le titre « Blindness ».
La distribution comptait entre autre Julianne Moore, Mark Ruffalo, Dannu Glover et Gael Garcia Bernal.
Le film est présenté en compétition officielle au festival de Cannes 2008 où il fait l’ouverture.
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