L’œuvre de George ORWELL, de son vrai nom Eric Arthur BLAIR, est LE roman dystopique par excellence. Emblématique d'un courant littéraire, « 1984 » constitue le fondement de la critique...
LireCe livre majeur de la Dystopie a influencé le genre comme l’a fait ensuite « 1984 » de George ORWELL.
Certes, l’auteur a été inspiré par H.G. WELLS et plus directement, bien qu’il ne l’ait pas admis, par E. ZAMIATINE (« Nous »), mais il transcende les écrits précédents pour proposer une fable profondément dénonciatrice des mondes à venir.
Marquée par la crise de 1929, l’œuvre stigmatise les tendances modernes à la mécanisation (Fordisme), à l’uniformisation, au psychologisme imposé et au traitement systématique des névroses (Freud), à la surconsommation enfin.
Publié en 1932, le roman figure en bonne place dans tous les classements des œuvres de langue anglaise. Il n’a jamais fait l’objet d’un film mais de plusieurs adaptations pour la télévision.
On a beaucoup glosé sur le titre lui-même. Pour les anglais, il s’agit d’un emprunt à Shakespeare (« La Tempête »). Pour les francophones, d’une citation issue de Voltaire (« Candide »). C’est la marque de l’universalité d’une œuvre que chacun peut s’approprier.
La traduction française la plus connue est celle de Jules Castier et date de 1946. C’est celle qui est reprise par les Editions Pocket (n° 1438) et sert ici de référence (tirage de 2017).
LE CONTEXTE : le bonheur imposé à tous
Eugénisme et hygiénisme imposent une solution radicale aux maux indissociables de toute vie en société.
La prédestination sociologique est absolue puisqu’elle est génétique. Dès la conception in vitro, on sait qu’elles seront les aptitudes de l’individu créé. Mécanisation extrême liée directement à l’enseignement de Henry Ford (le créateur de l’industrie automobile), et hiérarchie des castes font de l’Etat Mondial un système politique stable et pérenne. Pour préserver sa stabilité, le régime a recours à la pharmacopée (le fameux « Soma »), au clonage pour la création de travailleurs interchangeables et dociles, à l’encouragement de la libre sexualité permettant l’éradication de tout attachement individuel et donc de ce sentiment dangereux, l’Amour.
La description des mœurs libres, en particulier par l’usage sexuel sans limites des femmes, donne une connotation nettement sexiste au texte, mais on est en 1932… D’ailleurs, la sexualité mise en avant par le roman a parfois été mal comprise à l’époque et a été taxée d’apologie du vice, ce qui a conduit à quelques interdictions.
La religion elle-même est bannie. Dieu est remplacé par Ford, le haut des croix latines est coupé afin d’obtenir un T, symbole de la Ford T, l’automobile mythique de l’industrie américaine.
Au-delà de ces éléments, le facteur essentiel d’équilibre sociétal réside dans la structure en castes. La hiérarchie, insufflée par hypnopédie dans le cerveau des enfants pendant leur sommeil, s’organise autour de cinq niveaux, eux-mêmes dédoublés en « plus » et « moins ».
Chaque classe a sa couleur et son aspect physique. Les Alpha (gris) sont beaux et intelligents, ils constituent l’élite dirigeante. Les Bêta (pourpre) sont des travailleurs évolués, proches collaborateurs des Alpha. Les Gamma (vert) forment la classe moyenne. Les Delta (kaki) et les Epsilon (noir) sont chargés des fonctions les plus simples. Lors de leur création, par ajout d’alcool dans leur sang, ils sont programmés pour être petits et laids.
Par leur conditionnement, les membres de chaque caste sont satisfaits de leur sort et n’envient pas les classes qui leur sont supérieures.
La vie sociale est obligatoire et fortement facilitée par l’usage généralisé du Soma, psychotrope puissant qui apporte :
« tous les avantages du christianisme et de l’alcool : aucun de leurs défauts. » (p 84)
Ainsi, pas de révoltes, pas de revendications mais un bonheur béat, partagé par tous.
« Et c’est là, (…), qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. » (p 40)
De plus, la consommation est encouragée car elle est considérée comme le moteur de tout progrès social.
Par ailleurs, la vieillesse n’existe pas. Les membres de l’Etat Mondial sont maintenus en bonne santé et restent immuables depuis leur jeunesse, jusqu’à 60 ans, âge de leur mort.
Enfin, pour compléter le dispositif, des « réserves à sauvages » sous barrières électrifiées, regroupent quelques peuplades qui survivent dans des zones isolées et sans intérêts économiques. Là vivent les derniers humains qui se reproduisent de façon naturelle.
A. HUXLEY décrit en particulier longuement le Nouveau Mexique et insiste sur les traditions ancestrales des indiens afin d’affirmer un contre-point puissant au modèle aseptisé qui domine la Terre. Cette opposition permet de mieux faire ressortir les caractères de la société utopique décrite. Ce mode de construction littéraire est classique et sera utilisé maintes fois par le genre dystopique. Plus près de nous, J.-C. RUFIN y a recours notamment dans son roman « Globalia ».
L’INTRIGUE : le héros triste, le sauvage amoureux et la femme objet
En « l’an 632 de notre Ford », à Londres, tout commence dans le Centre d’Incubation et de Conditionnement. Une visite d’étudiants Alpha permet au directeur et aux experts de décrire en détail les fondements très pavloviens du système : fécondation in vitro, couveuses, clonage, conditionnement, éducation par suggestion, … Les contours du « Meilleur des Mondes » sont ainsi précisés, avec une forte dose de transhumanisme, étonnante pour l’époque.
Le premier mouvement du roman, après avoir souligné le contexte de création des « nouveaux hommes », présente les deux principaux héros et en particulier la personnalité singulière de Bernard Marx. Bien qu’Alpha plus, celui-ci est petit et gros, suite à une erreur lors de sa conception susurre-t-on dans son dos. Il déteste le Soma et préfère la tristesse au bonheur imposé.
Selon le schéma classique de la dystopie, un héros solitaire refuse la normalité pour atteindre sa personnalité propre. Il refuse aussi la sexualité partagée et ressent la jalousie comme le héros de ZAMIATINE dans « Nous ». Il aime Lenina Crowne, Bêta très belle, éminemment « pneumatique », mais qui respecte les règles. Le meilleur ami de Bernard, Helmholtz Watson, universitaire, est comme lui réfractaire aux idées communes, mais sa beauté lui évite d’être traité en paria.
Le second mouvement mène Bernard et Lenina dans une « réserve à sauvages » située au Nouveau Mexique. Lenina est horrifiée par ce qu’elle découvre, la saleté, la vieillesse, l’allaitement naturel, les animaux, les danses cérémonielles, … tandis que Bernard se montre intéressé par ce mode de vie.
Le couple retrouve l’amie du directeur du Centre d’Incubation où travaille Bernard. Celle-ci, Linda, s’était perdue autrefois dans la Réserve et n’avait pu être récupérée. Enceinte du directeur, malgré la contraception généralisée, elle n’a pu revenir dans la Cité. Son fils, John, a été éduqué par sa mère, il parle anglais, écrit et lit, surtout Shakespeare dont il a retrouvé un recueil des œuvres. L’auteur dépeint la jeunesse difficile du jeune homme dans un monde hostile où Linda est totalement étrangère et applique les principes de liberté sexuelle dans un milieu où cela est tabou. Malgré sa volonté de s’intégrer, John est mis à l’écart, lui le blanc aux cheveux blonds. Il est fasciné par ce que lui raconte sa mère de sa vie antérieure et souhaite voir ardemment cet univers.
Bernard, fort de ses relations,parvient à faire rapatrier Linda et John à Londres.
Le troisième mouvement décrit les aventures de John propulsé dans « le meilleur des mondes ». Tel Candide, le Sauvage, puisque c’est ainsi qu’on le désigne, est d’abord surpris puis choqué par ce qu’il découvre.
Bernard, menacé d’éloignement par le directeur du Centre, contre- attaque en révélant à tous que John, cet enfant vivipare, est le fils du directeur et de Linda, son ancienne partenaire. Le responsable du Centre est contraint à la démission.
Bernard profite de la venue de John et de l’impact que cela produit, pour assurer sa propre ascension sociale. Il reçoit beaucoup et organise de somptueuses fêtes. Mais un jour, le Sauvage ne veut plus poursuivre le jeu et provoque la disgrâce de Bernard.
John devient l’ami et le confident de Helmholtz. Ils discutent littérature et surtout de Shakespeare que le Sauvage cite dans sa conversation. Ces emprunts au texte shakespearien sont cités en note de bas de page, dans leur version anglaise, avec les pièces dont ils sont extraits. Ceci donne au roman un curieux aspect érudit…
John remet en cause peu à peu « le meilleur des mondes » et proclame :
« J’aimerais mieux être malheureux que de connaître cette espèce de bonheur faux et menteur dont vous jouissez ici ! » (p 224)
Toutefois, il est très amoureux de Lenina même si leurs relations sont difficiles car l’une est totalement libre quand l’autre est façonné par les mœurs rigides du passé. Leur impossible accord sexuel fait l’objet d’une scène cocasse, interrompue cependant par l’annonce de l’hospitalisation de la mère de John. Celui-ci se précipite à son chevet, où, dans une ambiance peu « convenable », il assiste à son décès. Linda n’a pu en effet se réhabituer à la « vie civilisée » et a abusé du Soma. John pleure la disparition de sa mère, ce qui choque la société fordienne pour laquelle la mort est sans importance.
Dans un geste de révolte, le Sauvage accompagné de Helmholtz, devant Bernard médusé, jette par les fenêtres les rations de Soma qu’attendaient les travailleurs auxquels elles étaient destinées.
Leur action n’est pas comprise.
Arrêtés par la police, ils sont tous les trois confrontés à l’Administrateur Mondial. Ce dernier justifie la théorie du contrôle social et les mécanismes indispensables au maintien d’une hiérarchie assumée par les élites et acceptée par les classes inférieures,
« Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir (…) Ils n’ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; (…) ils n’ont pas d’épouses, ils n’ont pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes (…) ; Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le Soma. » (p 272/273)
Les réfractaires sont envoyés dans des îles lointaines qui se révèlent être des havres de paix pour les hérétiques. Bernard et son ami choisissent leur destination, là où ils pourront vivre selon leurs souhaits.
John par contre, en tant que sujet d’expérience, doit rester dans le système. Il décide de se réfugier dans un phare où il se morfond d’amour pour Lénina.
Sujet de curiosité et harcelé par de nombreux visiteurs, le Sauvage agresse Lenina lorsque celle-ci se joint aux curieux. Désespéré, il se pend.
On ne peut s’adapter au « nouveau monde » lorsque l’on vient du passé et de ses traditions. Comment concilier Shakespeare et l’abrutissement des masses ?
CONCLUSION
« Le meilleur des mondes », dont la devise proclame « communauté, identité, stabilité », propose une société conservatrice qui nie toute individualité au profit de la productivité, maître mot du fordisme.
Les rares individus qui échappent au « moule » sont considérés comme des sauvages et maintenus à l’extérieur de l’Etat Mondial unifié.
L’œuvre de ZAMIATINE n’est pas loin, en revanche le roman de A. HUXLEY se distingue plus nettement de « 1984 ». Là où il dénonce le pouvoir abêtissant des machines et de la technologie, de la médecine de confort et de la psychanalyse, G. ORWELL affronte les dictatures fasciste, soviétique et nazie.Cependant la vraie différence, c’est à l’évidence qu’entre les deux romans, une guerre mondiale impitoyable a embrasé la planète.
A la fin du roman, le débat final entre le Sauvage et l’Administrateur résume la controverse philosophique posée par A. HUXLEY : liberté et responsabilité contre conditionnement et bonheur, passion et vie ardente parfois angoissée ou sérénité et existence agréable mais morne, Dieu et crainte de la mort ou matérialisme et bien-être lénifiant.
Le choix n’est pas évident pour tous et bon nombre de nos contemporains échangeraient volontiers leur liberté individuelle pour une sécurité totale même oppressante. Ils en ont encore donné la preuve lors des récentes pandémies ou à l’occasion de la mise en œuvre de choix politiques liberticides.
ADAPTATIONS
Il est à noter que le texte a eu plusieurs adaptations audiovisuelles en particulier à la télévision :
- Brave new world, téléfilm américain de 1980 réalisé par Burt Brinckerhoff
- Le meilleur des mondes, téléfilm américain de 1998 réalisé par Leslie Libman et Larry Williams
- Brave new world, série de 9 épisodes en 2020, diffusée sur la plateforme en ligne Peacock (NBC)
Plusieurs adaptations radiophoniques ont également été faites par la BBC ainsi que NBC radio.
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