Dave Eggers poursuit son analyse des nouvelles technologies de l'information et de leurs ravages dans ce long roman qui prend la suite de celui de 2013 ( Le Cercle). On retrouve la même entreprise tentaculaire, dirigée dorénavant par l'héroïne de l'opus précédent, Mae Holland. "Le Cercle" est devenu "Le Tout", et la surveillance de tous est complétée par la satisfaction...
LireLE TOUT | Dave Eggers
Publié le 30 avril 2025
Dave Eggers poursuit son analyse des nouvelles technologies de l’information et de leurs ravages dans ce long roman qui prend la suite de celui de 2013 (Le Cercle). On retrouve la même entreprise tentaculaire, dirigée dorénavant par l’héroïne de l’opus précédent, Mae Holland.
« Le Cercle » est devenu « Le Tout« , et la surveillance de tous est complétée par la satisfaction matérielle des désirs de chacun.
Le message de l’auteur est toujours le même, il dénonce les effets dévastateurs des grandes firmes « GAFAM » sur les individus et leurs libertés. Il décrit avec minutie les conséquences de la bien-pensance généralisée car il s’agit avant tout de « purifier » l’homme pour l’améliorer.
« L’amélioration de l’espèce, sa perfectibilité n’est possible qu’en se débarrassant de toutes nos fragilités et déviances. Et toute personne qui n’est pas capable de s’adapter fait partie de l’abattage sélectif. Les effrontés ou les imprudents sont éliminés, et l’espèce poursuit son chemin, mais en étant plus docile. » (p 385).
Cette « purge » nécessaire conduit à un totalitarisme efficace car accepté par tous ou presque.
C’est ce que démontre l’héroïne du roman, plus elle pense atteindre l’inacceptable, plus elle rencontre l’adhésion de la population.
La vision de Dave Eggers est sinistre. Tout est déjà joué, sa dystopie n’en est plus une, elle ne fait que décrire le développement inexorable de l’existant.
L’œuvre, éditée en 2021 aux États-Unis, a été traduite en français et publiée en 2025 chez Gallimard (collection Du Monde Entier).
LE CONTEXTE
Cinq ans avant le début du roman, « Le Cercle » a racheté un géant du commerce en ligne, Amazon.
« Cette acquisition avait créé la société la plus riche que le monde eût jamais connue » ( p 21).
D’où le changement de nom et le choix du terme « Le Tout », significatif de l’ambition totalitaire des fondateurs de la firme.
Les technologies aliénantes pourront ainsi se déployer et prendre le contrôle du cerveau des hommes.
Les expérimentations sont d’abord testées sur les salariés du « Tout ». Chacun est ainsi noté et les 10 % du bas de l’échelle sont « désemployés », c’est-à-dire licenciés.
Plus généralement, ce sont les abonnés du « Tout », c’est-à-dire presque toute la société, qui obéissent aux injonctions formulées par les applications élaborées par le Système.
La gestion des algorithmes est assurée par un gigantesque ordinateur qui occupe 16 niveaux souterrains.
L’objectif reste toujours le même, suivre et influencer le comportement humain pour en fin de compte forger celui-ci. Et cela est possible puisque « l’écrasante majorité d’entre nous préfère céder toutes les décisions aux machines, remplacer les nuances par des chiffres (…) Chaque jour, nous fabriquons une nouvelle machine qui supprime davantage l’intervention humaine (…)La seule décision qui nous restera sera celle de vivre ou de mourir »(p 600).
L’INTRIGUE
L’auteur organise son récit autour d’une héroïne, Delaney Wells, qui parvient à se faire embaucher par « Le Tout ». Elle a toutefois conçu un projet secret, celui de détruire de l’intérieur cette machine despotique.
On assiste à ses entretiens d’embauche et à ses différentes phases d’intégration. Malgré son aversion, elle démontre son entière disponibilité et sa totale ouverture vis-à-vis des nouvelles technologies.
Lorsqu’elle quitte le « Campus » qui regroupe tous les salariés, elle rejoint son colocataire, Wes, dans un des derniers quartiers de San Francisco qui échappe à la surveillance généralisée des réseaux. Avec lui, elle débat de son projet de destruction et des meilleurs moyens d’y parvenir.
Son infiltration se passe bien et elle change plusieurs fois d’affectation afin de saisir la variété des missions confiées aux membres du « Tout ».
La première application qu’elle met en œuvre est édifiante. « Penser pas Posséder » consiste à éliminer les biens personnels pour les remplacer par des enregistrements 3D. D’autres suivront, tout aussi terrifiantes, même si Dave Eggers insuffle une touche humoristique dans son récit.
Wes, le colocataire de Delaney, est également embauché par « Le Tout ». Les deux conspirateurs proposent des idées qui vont plus loin que celles déjà expérimentées afin, selon eux, de provoquer le refus puis la révolte.
Ils multiplient ainsi les projets « plus stupides et débiles « les uns que les autres, « affreux et infâmes (p 256).
Parmi les thèmes choisis on peut citer : ︎
- évaluation de la qualité de l’amitié ,
- ︎classification objective des œuvres et de la Beauté,
- ︎calcul permanent de l’empreinte carbone des individus,
- mesure de la satisfaction des biens consommés,
- évaluation de la qualité des orgasmes,
- mesure des preuves d’amour et de la bonté des parents,
- mesure de la déviance des enfants,
- rectification des romans anciens selon l’avis des lecteurs…
- et surtout « Vox Populi » où chacun peut demander l’avis de tous, par l’intermédiaire de l’application, sur les décisions à prendre.
À la surprise de Wes et de Delaney, tous leurs projets d’application, même absurdes, sont plébiscités.
Delaney pousse alors plus loin ses propositions. Elle avance ainsi l’application « TousImmobil » qui supprime les déplacements et contraint les salariés du « Tout » à vivre sur le site de la firme.
Ce qu’elle doit faire elle-même.
Sa vie dans une unité de résidence peu agréable lui pèse mais elle persiste dans sa stratégie alors même que Wes se laisse séduire par l’idéologie du « Tout ».
Delaney est persuadée d’atteindre son but lorsqu’elle propose que l’écoute et la surveillance de la vie privée soit généralisées, mais rien n’y fait.
Au contraire, elle devient une des valeurs montantes du « Tout »…
Elle est même invitée par Mae Holland à effectuer, dans l’Idaho, une randonnée et à débattre de l’avenir.
Sur la route, Delaney s’arrête chez ses parents où elle constate les dégâts occasionnés par les applications intrusives mises en place. Elle rejoint alors en pleine nuit, son ancienne professeure, gage d’indépendance critique, mais même celle-ci veut accepter le poste que lui propose « Le Tout ».
Effondrée, Delaney rejoint Mae. Elle est séduite par cette icône de la Transparence et veut la provoquer en lui proposant de nouvelles idées radicales (contrôle et définition précise de la consommation afin d’éliminer toute possibilité de choix, appréciation qualitative de la totalité des individus de leur naissance à leur mort par l’attribution d’une note synthétique).
Mais, en haut d’une falaise, Mae, qui a toujours su que Delaney jouait double jeu, la projette dans le vide et revient incognito à la direction de son entreprise.
Elle pourra s’attribuer la découverte des nouvelles idées et régner définitivement sur le premier monopole qui maîtrise la totalité du monde.
CONCLUSION
L’individu a abandonné définitivement son libre arbitre et recherche avant tout à être guidé dans ses choix et rassuré dans sa vie. Toutes les contraintes sont acceptées surtout si elles sont exprimées par une machine et non par un humain, au jugement subjectif.
La société qui s’ouvre sera celle du chiffre, de l’ordinateur et de la surveillance totale, toujours plus éloignée des espaces de liberté et de tout esprit critique.
Dave Eggers conclut avec ce deuxième volet, proche (peut-être trop) du premier, son analyse prospective et désespérée de l’avenir.
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