LES FURTIFS | Alain DAMASIO

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Après plusieurs années de silence, Alain DAMASIO publie enfin son nouveau roman. Celui-ci s’inscrit dans la lignée de « La zone du dehors », dans le contexte des sociétés de contrôle. Mais il relève aussi de l’esprit de « La horde du Contre Vent », son roman d’aventures aux multiples créations stylistiques.

Ce récit foisonnant (près de 700 pages) constitue en fait la synthèse des récits précédents de l’auteur et développe les pistes ébauchées dans ses nouvelles (recueil « Aucun souvenir assez solide » – Folio SF 2014).

A la fois roman dystopique (critique de la société libérale qui aliène les individus), roman d’amour fou (parents à la recherche de leur fille disparue), roman fantastique (création de nouveaux êtres, les « furtifs »), roman manifeste (proposition d’une autre politique pour permettre à l’homme de vivre libre, ouvert aux autres, éminemment « vivant »), roman d’écriture et de style (création d’une langue, d’une ponctuation, d’une typographie, presque d’une musique), « LES FURTIFS » peut être considéré comme un roman total, celui d’une génération, d’un courant de pensée, presque d’une société en devenir.

Ce « roman-monde » décrit donc, d’une part, une société proche des caractéristiques actuelles prolongées jusqu’à leurs plus absurdes limites, et d’autre part, une quête existentielle, celle de deux parents qui feront tout pour retrouver, voire ressusciter, leur enfant perdu. Le lien proposé par l’auteur entre le contexte historique et politique et l’intrigue prend la forme de la découverte d’une nouvelle espèce « animale », les « furtifs ».

Invisibles, inconnus, ces êtres vivent dans les recoins du monde, près des hommes mais hors de leur portée. Les « furtifs », métaphysiquement, incarnent la vie, la liberté, l’infini variété des possibles, l’hybridation des contraires et la force des révoltes.

La petite fille a disparu car elle est devenue « furtive ». Le monde ancien peut se sauver s’il accepte la « furtivité » de ces êtres cachés depuis l’origine du monde et retrouver, en lui-même, ce que chacun a de « furtif ».

Illustration de couverture
Stéphanie Aparicio

Conception graphique
et composition typographique
Esther Szac

ISBN : 978-2-37049-074-2

LE CONTEXTE

Alain DAMASIO développe ses obsessions sur les « sociétés  démocratiques de contrôle ».

En 2040, les villes, ruinées, ont été vendues aux multinationales. Paris rachetée par LVMH, Lyon par NESTLE, Lille par AUCHAN, Cannes par LA WARNER, Orange par ORANGE bien sûr, ville dans laquelle se déroule le récit. Les habitants se répartissent entre plusieurs catégories : standard, premium, privilège. Chaque catégorie (ou caste) offre des services, des droits, mais comporte aussi, bien sûr, un coût.

La ville elle-même se divise et n’est accessible, selon les zones, qu’aux détenteurs du bon statut.

« Vous savez tous ici comment est gérée cette ville. C’est un système sérénisé global, qui fonctionne par niveau d’accès, modulation des flux et seuils de tolérance. (…) La clé de circulation reste évidemment la bague, qui certifie les statuts et les identités. » (p 368)

L’ensemble des paramètres régissant la vie humaine est synthétisé dans une bague. Cet attribut enregistre le moindre de leurs actes et informe les ordinateurs centraux de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. La technologie numérique est très avancée et contrôle l’ensemble des existences. Elle permet ainsi d’optimiser l’offre commerciale qui est devenue omniprésente.

Hors du système économique vivent les « sans-bagues », les réfractaires à l’ordre.

« Sans bague, tu te retrouves aussitôt classé dans la catégorie des extrémistes, des terroristes potentiels, des sans-identités, des migrants. Le pouvoir te place dans le grand sac de la peur. » (p 303)

Ces insurgés (calligraphiés :1/g) se révoltent, occupent les toits, fomentent des guérillas (non meurtrières par principe), résistent en créant des « communes auto-gouvernées » (C.A.G.) et des zones autonomes. On retrouve ici la fascination d’Alain DAMASIO pour les « zones à défendre », celle de Notre-Dame des Landes notamment, dont il fut l’un des chantres.

Dans ce contexte d’hyper–privatisation, les services publics sont eux-mêmes privatisés – l’armée, la police, l’éducation – l’impôt est devenu « optionnel » et ne concerne que les rares programmes solidaires.

« Sous couleur de bonne gestion, l’Armée était devenue comme le  reste : moins l’incarnation de ce qui aurait pu demeurer, avec Police et Justice, l’ultime bastion de l’Etat régalien, qu’un énième et désormais banal centre de profit » (p 164/165)

Le roman analyse en détail les aspects concrets du processus généralisé de « marchandisation » des existences, processus accepté par la grande majorité des résidents. Tous les aspects de la société future, actuellement émergente, sont décrits : le gouvernement par les algorithmes, la numérisation totale, la multiplication des objets connectés, la domotique et la généralisation du concept de « ville intelligente »,… sans oublier l’acceptation du système par la plus écrasante des majorités.

LES « FURTIFS »

Pour rendre plus « criante » la maîtrise des vies individuelles par le système de contrôle mondialisé, Alain DAMASIO a créé une anti-thèse parfaite à ce qui immobilise et freine l’homme dans son existence, « le furtif ».

Légende urbaine d’abord, cet être invisible, caché, trouve une définition plus précise au fur et à mesure que progresse le récit.

Être hybride, véloce, mutant, communiquant par le son, le furtif vit là où on ne peut le voir car le regard de l’homme le fige, le tue, le transforme en « céramique ».

L’armée ayant découvert l’existence de ces furtifs et voulant en faire des machines de guerre, une section spécialisée dans la traque de ces « animaux » nouveaux est créée.

« Un soldat à quatre pattes et parfois trois ailes qui sache faire ce qu’aucun de nos agents humains n’approche même de loin : pouvoir pénétrer l’ultrasécurisé, y entrer et en sortir. »(p 170)

Les membres de ce service spécialisé, certains d’entre eux en tout cas, constitueront les héros du roman.

Pour le philosophe, longuement décrit dans le texte (inspiré par Gilles DELEUZE), les furtifs sont responsables de la variation génétique des espèces, à l’origine du vivant.

 « Il est probable qu’ils soient nés avec les premières cellules et aient affiné plusieurs millions d’années durant leur fluidité et leur fécondité vibratoire. » (p 403)

Ils ne contrôlent rien à la différence des hommes.

« Ils sont dans la rencontre. Le coup de dé. Le hasard ressenti comme une chance et plus comme une menace. (…) Nous les Gréco-Romains, ou ce qui les singe, n’avons suivi qu’une ligne d’horizon unique depuis le néolithique : c’est l’horizon du contrôle. (…) Contrôle de notre corps, de notre espace, de nos ressources … » (p 408/409)

On voit bien sûr le « pont politique » que suggère Alain DAMASIO entre les furtifs et l’écologie radicale, entre « furtivité et lutte sociale ».

« Le furtif, dans les représentations qui émergent, c’est le clandestin, l’insaisissable, le migrant intérieur. Celui qui assimile et transforme le monde. (…) C’est donc une puissance animale à capter ou à apprivoiser en nous. C’est aussi la figure romantique du fugitif qui ne laisse jamais de traces et sort des radars. » (p 388)

De façon très approfondie l’auteur développe les caractères du langage « furtif » et y consacre de longs chapitres, parfois un peu hermétiques, comme il décrit d’ailleurs une théorie musicale et une analyse des sons qui démontre un intérêt très singulier pour ce domaine. Il collaborera ainsi avec un guitariste, Yan PECHIN, pour mettre en musique ses mots et sa voix.

L’INTRIGUE

Le roman ne vaut pas seulement pour l’environnement futuriste ou la découverte d’une nouvelle espèce animale, il vaut aussi pour l’intrigue et l’action décrites.

En quelques mots : un père recherche sa fille, retrouve son épouse et, avec elle et d’autres chasseurs de furtifs, renoue le contact avec son enfant devenue « furtive ».

Recherché par le Pouvoir qui craint la contagion de l’exemple offert par cet être « hybride », les parents fuient avec leur fille. Aidés par la communauté des réfractaires, ils se réfugient dans l’île de Porquerolles qu’ils libèrent de la tutelle des multinationales.

Un combat homérique s’ensuit, qui démontre que l’auteur sait aussi conduire un récit d’action et de mouvement, comme il sait décrire les affres d’un père et les tourments d’une mère.

Les insurgés créent un parti pro-furtifs et affrontent, lors d’élections présidentielles, un candidat jeune et habile (« le bogosse ») qui veut éradiquer la présence furtive, source de désordre.

Ils sont largement battus par ce nouveau président (on appréciera les allusions à l’histoire contemporaine) et doivent faire face à de brutales chasses à l’homme insurgé et aux furtifs, nouveaux pogroms, ratonnades renouvelées.

Mais lors d’un affrontement plus violent que les autres, le héros meurt, les exactions sont telles que l’opinion publique se retourne. Le jeune président est destitué et les individus libres et rebelles obtiennent un moratoire sur les chasses aux furtifs. Ils entreprennent alors de libérer quelques villes, Avignon, Orange et même Marseille.

La révolution s’installe, modestement, dans les zones libérées.

«  Nous commençons à avoir un petit vécu, on va dire, de la furtivité… Un début de connaissance. Nous allons essayer de l’essaimer ailleurs. Faire de l’éducation populaire, apprendre tout doucement à s’hybrider au vivant, à partager nos pratiques, nos recherches… » (p 684)

Elle apporte de la joie là où elle le peut, comme le conclut l’auteur dans une vision curieusement optimiste.

« Une île bien sûr, c’est pas grand chose. Une ZAG de trois cents personnes, on peut rigoler.  Mais deux îles, quatre, dix îles, ça commence à faire un archipel !
Et plusieurs archipels, reliés et complices, ça peut faire un pays, comme la Grèce.  Et à force de faire terre, peut-être qu’on finira un jour par faire continent… » (p 685)

Les furtifs cohabitent avec certains. Le père, mort, survit en sa fille, hybride furtive qui accompagne sa mère dans un monde nouveau.

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