NOUS | Evgueni ZAMIATINE

2/5

L’œuvre de E. ZAMIATINE consacre l’ouverture d’un champ romanesque nouveau, celui de la critique des totalitarismes du XXème siècle et d’abord celui des soviets russes mais aussi celui de la déshumanisation des sociétés industrielles en prise avec la suprématie de la Machine et le règne du Taylorisme.

Ce texte difficile, long poème en prose parfois proche du surréalisme, inspirera Huxley et son « Meilleur des mondes », Orwell et « 1984 », Boye et « Kallocaïne », Ira Levin et son « Bonheur insoutenable », Ann Rand et son court récit « Hymne ». Plus largement, d’auteur en auteur, de récit en récit, ce sont presque tous les écrivain/es de dystopie qui sont redevables à Zamiatine.

On comprend pourquoi ce livre rédigé en 1920 et interdit de publication en URSS, est fondateur d’un genre littéraire dont le but sera toujours la condamnation des utopies totalitaires. Dès cette époque Zamiatine a dénoncé tous les attributs du totalitarisme au sens où Hannah Arendt l’a ensuite décrit :

  • le parti unique et son idéologie
  • la violence et la terreur
  • l’expansion impérialiste
  • la négation de toute différence
  • la propagande et la manipulation jusqu’à la falsification de l’histoire

 

NOUS a été traduit en français en 1929 sous le titre plus connu mais moins fidèle « Nous autres ». Le texte d’origine serait, sans certitude, la version anglaise de 1924.

La nouvelle traduction qui fait ici référence se fonde sur la version « officiellement accessible au lecteur russe » de 1988, selon la traductrice Hélène Henry. Le ton poétique de l’œuvre est respecté car la révolte et le besoin de liberté s’expriment aussi par le style.

La publication aux éditions Actes Sud (collection Exofictions) date de 2017.

LE CONTEXTE

Nous sommes au 36ème siècle, dans un monde unifié, « l’ère mathématique », après la Guerre de 200 ans.

Dès la première note, sur les quarante que comporte le journal du héros narrateur, tout est dit : la construction de l’aéronef spatial « l’Intégrale » fournit l’occasion de saluer les composantes de la société qui lui a permis de naître. L’Etat Unitaire règne sur le globe terrestre et veut s’étendre dans tout l’univers car il s’agit d’imposer « le joug bienfaisant de la raison » à tous, même aux inconnus des autres planètes. En leur apportant le « bonheur mathématique », on les force à être heureux. Mais avant les armes, le pouvoir utilisera la Parole, cette propagande puissante qui séduira les esprits et annihilera toute résistance. Finie la courbe sauvage :

«Parce que la ligne de l’Etat Unitaire, c’est la droite. La grande, la divine, l’exacte, la sage ligne droite – la plus sage des lignes… »  (p 16) 

L’auteur du journal est le constructeur en chef du navire, ingénieur et mathématicien, comme l’était E. Zamiatine. Il entreprend sa rédaction à destination des lecteurs d’un hypothétique « ailleurs », pour glorifier l’Etat Unique. 

Au fil des notes rédigées par le héros, désigné par son matricule D-503, car dans cette société les individus sont des « Numéros », on découvre les caractéristiques de ce nouveau monde. 

L’artificialisation règne et a repoussé toutes les composantes naturelles, l’habitat privilégie le verre, ce qui limite l’intimité.

Les « Tables » organisent totalement la vie : heures de levée et de coucher identiques pour tous, deux heures de liberté très encadrées seulement. 

La « Grande Guerre » a éliminé la faim même si seulement 20% de la population mondiale a survécu. Dorénavant la nourriture est issue du pétrole.

La sexualité est encadrée. Le système a supprimé l’amour en instaurant une « loi sexuelle » 

« Voici trois cents ans environ a été proclamée notre historique lex sexualis : Tout Numéro a droit – en tant que bien sexuel – à tout autre Numéro. » (p 34)

Le Bureau sexuel, à partir des analyses de sang, détermine le calendrier des « jours sexuels ». Chaque Numéro choisit son partenaire et obtient un carnet à souches (roses bien sûr) permettant de délivrer des bons lors de chaque rapport. A l’évidence l’auteur ne manque pas d’ironie.

Les références à Taylor et au taylorisme sont constantes et évoquent l’œuvre postérieure d’ A. Huxley. 

La contrainte est permanente, car : « le seul moyen de libérer l’homme du crime, c’est de le priver de liberté ». Dans ce cadre, la délation est généralisée. L’acceptation du châtiment va de soi et les exécutions publiques suivent un cérémonial quasi religieux.

Il n’y a pas d’élections bien sûr, mais une cérémonie annuelle, « la Fête de l’unanimité » où, à main levée ,le Bienfaiteur est élu à l’unanimité depuis 48 ans.

« cela n’a rien à voir avec les élections désordonnées et désorganisées des anciens lorsque – il y a de quoi rire ! – on ne connaissait même pas à l’avance le résultat des élections. »(p 142)

Tous les ingrédients du totalitarisme sont réunis, on les retrouvera dans de multiples dystopies tout au long du siècle 1920 – 2020.

L’INTRIGUE

Elle est d’un grand classicisme et décrit le cheminement d’un héros, apparemment conforme aux normes, vers la prise de conscience puis la révolte.

D-503, constructeur de l’Intégrale, gloire du régime, se félicite d’abord de l’arrangement mathématique de sa vie. Il souhaite consigner dans son journal l’essentiel des caractères du système qui régit son existence afin d’en démontrer la supériorité indiscutable à tous ceux qui n’en profitent pas encore. Mais chose imprévisible, le héros rencontre l’amour en la personne d’une femme différente, extraordinaire, I-330.

Progressivement, D-503 fera part de son émoi, de ses interrogations, de ses doutes. La « logique mathématique », bientôt ,ne lui suffira plus. 

Il découvre le monde d’autrefois et ses atouts, une « Vieille Maison » avec de vrais murs, le tabac, l’alcool, les vêtements de jadis.

Surtout, il découvre la jalousie

« Est-il possible que toute cette folie – l’amour, la jalousie – existe ailleurs que dans les vieux livres idiots ? » (p 174)

Malgré sa relation avec une femme « normale », malgré son attrait pour  les limites, son refus de la nature, son credo (la table de multiplication plutôt que la poésie), rien n’y fait. Le médecin lui diagnostique une maladie incurable : « un développement de l’âme »

Il prend conscience qu’il produit dans son journal « une sorte de roman d’aventures fantastiques » alors qu’il devrait écrire de « rigoureux poèmes mathématiques en l’honneur de l’Etat Unitaire »

Zamiatine se moque ainsi des critiques qui lui furent adressées par le Congrès des écrivains socialistes… 

La contestation du héros s’amplifie, il franchit la « Muraille Verte » qui délimite les zones situées en dehors du monde organisé. Il y rencontre des êtres libres, la végétation, le sol « inégal et mou »,  la nourriture élaborée à partir d’éléments naturels. D-503 rejoint ,de façon plus ou moins formelle, la conjuration de ceux qui refusent l’ordre établi, combat mené par la femme qu’il aime. Il accepte de détourner l’Intégrale et de le livrer aux réfractaires. Mais le régime sent monter la révolte et met en place une parade redoutable, les « Numéros » seront guéris de l’imagination par irradiation de la zone correspondante dans le cerveau. C’est la démarche de la « Grande Opération »

« Vous êtes parfait – pareil à une machine, la voie du bonheur parfait vous est ouverte. Hâtez-vous – jeunes et vieux – soumettez-vous à la Grande Opération. » (p 183)

Le héros résiste d’abord à la normalisation, il déroute l’Intégrale, les insurgés font sauter la Muraille. Les événements cependant ne se déroulent pas comme prévu. Le navire est ramené à son port d’attache par le constructeur en second, et plusieurs conspirateurs sont arrêtés et torturés pour qu’ils révèlent l’identité de leurs complices.

D-503 se laisse convaincre par le Pouvoir et abandonne la lutte. Il est opéré et dénonce même I-330, l’égérie de la révolte et son amour, la seule qui a résisté à la torture.

L’ordre est rétabli, une nouvelle muraille est érigée et le héros proclame « Nous vaincrons. Parce que la raison doit vaincre ». Cette phrase finale du récit sera reprise sous une autre forme par G. Orwell en clôture de « 1984 » (« La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother. »). 

CONCLUSION

« NOUS » propose l’histoire archétypale d’un homme qui résiste, qui aime, qui jalouse, qui se révolte puis se désespère avant d’abandonner la lutte. Le totalitarisme, sous toutes ses formes, veut toujours vaincre et s’installer dans la durée immuable d’un système clos et définitif, sans évolution, sans futur. 

Cette description prémonitoire, dès 1920, soit trois ans après la Révolution d’Octobre, de ce que deviendra le système soviétique et stalinien et plus largement de ce que deviendront toutes les dictatures qui suivront, ne cesse d’interroger les consciences. 

Sous une forme lyrique, parfois peu aisée à lire, le roman de Zamiatine aborde l’ensemble des thèmes de la dystopie totalitaire. Les auteurs qui lui ont succédé lui sont redevables comme le sont les auteurs modernes qui dépeignent les affres des « sociétés de contrôle » qui régentent peu à peu nos vies.

ADAPTATIONS

Il est à noter que le texte a eu plusieurs adaptations audiovisuelles :

  • Wir, téléfilm allemand de 1982, écrite par Claus Hubalek et réalisée par Vojtěch Jasný pour la ZDF.
  • The Glass Fortress, court métrage français de 29 minutes en 2016, libre adaptation écrite et réalisée par Alain Bourret. Disponible sur Youtube 
  • Мы, long-métrage russe de 2021 réalisée par Hamlet Dulyan, avec Egor Koreshkov, Elena Podkaminskaya, Yuri Kolokolnikov et, Dmitriy Chebotarev.

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