L’auteure de Vox s’attaque à un sujet qui revient à la mode dans de nombreux pays et tout d’abord en Asie où la Chine est en pointe dans ce domaine : l’eugénisme. Elle met en exergue une idée centrale, l’individu vaut uniquement pour son score de quotient intellectuel (QI).

Donc dès l’enfance, chacun est classé selon ses résultats aux tests et toute sa vie en dépend. En conséquence, il est inévitable que l’on remonte au stade prénatal pour déterminer les potentialités du nouveau-né.

L’Etat l’exige, avec très souvent, l’appui inconditionnel des parents.

Ces politiques eugénistes sont mises en scène avec efficacité dans la dystopie de C. Dalcher qui bénéficie d’une écriture et d’une construction plus abouties que dans son opus  précédent.

Concrètement, il n’y a pas de place pour les faibles, les pauvres, les moins intelligents, les handicapés, les représentants des ethnies minoritaires. On doit sélectionner les meilleurs et abandonner les moins bons qui les  ralentissent dans leur progression. Et si on peut les empêcher de naître, c’est encore mieux…
Il est certain que les préoccupations contemporaines (école, éducation, mérite, hiérarchie sociale, réussite) trouvent ici une exposition remarquable, ce qui explique sans doute le succès public du roman.

Édité en 2020, aux USA, le roman a été traduit l’année suivante en français. 

La publication en poche (Pocket), de 2022, sert ici de référence.

LE CONTEXTE : le modèle de la Famille idéale

Le roman est rédigé à la première personne. C’est l’expression de l’héroïne, une mère de famille, d’abord convaincue des bienfaits de l’eugénisme et qui refuse peu à peu les conséquences des dispositifs imposés par le Pouvoir lorsqu’elle est directement concernée par le sort réservé à sa fille cadette.

Depuis 10 ans, les États-Unis ont opté pour une classification par le QI. Avec une note supérieure à 9, vous êtes membre de l’élite et bénéficiez de multiples avantages dont un emploi lucratif et prestigieux.. Moins bien noté, vous devez vous contenter d’un travail subalterne, vous devez faire la queue dans les commerces,  vous êtes un prolétaire…
Mais rien n’est jamais acquis, vous devez tester votre QI tous les mois et le défendre quotidiennement. Chaque manquement, chaque retard, chaque déficience impactent votre score et donc votre classement.
Bien sûr, l’héroïne, Elena, et surtout son mari, Malcolm, un des responsables du programme, font partie de l’élite.
Le dispositif de la Famille idéale se mettant progressivement en place, il est particulièrement efficient pour les enfants.
Selon leur QI, ils vont à l’école « argentée » (Quotient supérieur à 9), à l’école « verte » ou pour les moins bons à l’école « jaune » . La vie entière (bus de ramassage, établissement, cantine, enseignants,…) est structurée autour de cette répartition dite  des « Trois Tiers ».
L’idée sous-jacente est évidente, les individus ne sont pas égaux, ils doivent vivre selon leur quotient intellectuel car il faut sortir de la « mentalité universaliste ».
La population a approuvé la politique proposée par les nouveaux dirigeants, en particulier ceux chargés de l’éducation et de la santé. Elle a voté pour des lois strictes concernant l’immigration, pour l’abandon des démarches qui soutenaient tous les habitants quelles que soient  leurs  qualités, pour l’oubli des handicapés.

« ce n’était pas que les gens refusaient de donner un coup de pouce aux enfants défavorisés ou handicapés. Au contraire. C’était juste qu’ils ne voulaient pas que leurs enfants se mélangent avec eux. » Page 39

De la classification, les élites passent évidemment très vite à la sélection, prénatale surtout. Selon les résultats des tests, de nombreuses futures mères choisissent ainsi d’avorter si le score pronostiqué est inférieur à 9 !

L’auteure fait explicitement référence aux  théories  eugénistes du 20e siècle. Elle inscrit son récit dans cette histoire, qu’elle semble, avec candeur, découvrir. Elle donne même à la famille de l’héroïne une origine allemande avec un ancêtre fondateur du premier Institut d’eugénisme en  1912.
La grand-mère, qui a appartenu  autrefois aux Jeunesses hitlériennes, alerte Elena sur les conséquences des politiques eugénistes. Celles-ci ont servi de base aux théories ségrégationnistes puis nazies, d’élimination des « races inférieures ».
La pratique de la stérilisation s’est prolongé bien après 1945 dans de nombreux pays européens, scandinaves en particulier, mais aussi américains.
L’auteure rappelle ainsi opportunément que ces pratiques ont perduré dans certains États jusqu’à la fin des années 70. La Caroline du Nord  stérilisait les femmes des milieux pauvres présentant un QI trop bas !

En résumé, le primat supposé de l’hérédité impose la sélection naturelle, la stérilisation des femmes défavorisées ou handicapées, le contrôle des mariages.
On retrouve en particulier l’obsession de la santé biologique des populations américaines blanches (la branche « nordique ») contre « l’impureté » apportée par les « races moins évoluées et moins civilisées ».
En effet, le mélange social ou le métissage sexuel menacent  le « suprémacisme blanc ».

Le programme mis en place dans l’Amérique dystopique décrite par C. Dalcher se résume en quelques mots : anglais obligatoire, tests QI prénataux, tests génétiques fréquents ciblant des « populations spécifiques », donc exogènes.
Cette démarche hélas, n’est pas éloignée de certains courants politiques contemporains.

L’INTRIGUE : une mère défend, jusqu’au bout, sa fille.

Au long de courts chapitres, dont une partie retrace la jeunesse de l’héroïne et son évolution vers les théories ségrégationnistes, l’intrigue se déploie en deux mouvements.

Tout d’abord, au sein de la famille, la prise de conscience d’ une mère.
Puis, dans une école-prison, la lutte désespérée de cette mère pour sauver son enfant.

Confrontée à un mari convaincu de la pertinence de la politique de la « Famille idéale » et très actif dans sa conception et sa mise en œuvre, Elena doute du bien-fondé de la sélection imposée lorsque sa fille cadette, Freddie, ne réussit pas son test et est rétrogradée en école « jaune ».
Ce qui n’est pas le cas de sa fille aînée, Anne, brillante élève d’une classe « argentée » et fière de l’être.
Les doutes de Elena se renforcent quand elle apprend que des amies de Anne, pourtant excellentes lycéennes, sont envoyées en école « jaune ». On découvrira plus tard que leur orientation homosexuelle est la cause de ce déclassement.
Les choses s’aggravent quand le Ministère de l’Éducation décide que les écoles « jaunes » seront dorénavant délocalisées dans de lointaines contrées, avec une seule visite parentale par trimestre et aucun contact téléphonique.
Elena ne supporte pas de perdre sa fille alors que son mari justifie cette décision.
Le couple éclate mais le pouvoir reste aux mains de celui qui a le QI le plus fort et les revenus les plus élevés donc presque toujours l’homme.
Pour se rapprocher de sa fille, Elena sabote son propre examen mensuel, elle est rétrogradée immédiatement et reçoit une carte jaune, signe de sa déchéance.
Par un subterfuge, elle parvient à se faire nommer à l’école d’État, situé dans le Kansas, où réside sa fille.

Le roman change alors de rythme.
Elena se retrouve enseignante dans une école-prison, avec deux collègues rencontrées dans le bus du transfert : Ruby Jo et Lissa.
L’ une lui apprendra  le but final visé par le type d’établissement auquel elles appartiennent dorénavant, la stérilisation.
L’autre, journaliste-enquêtrice masquée, lui donnera les moyens de révéler le scandale.
Pour quitter le Kansas, Elena accepte de se soumettre à une expérimentation de stérilisation. Elle accumule les preuves grâce au stylo-enregistreur que lui a confié Lissa.
Très malade, elle est renvoyée chez elle où son mari la séquestre et refuse de la soigner.
Malgré son état, elle parvient à se sauver et à joindre les journalistes du Washington Post, amis de Lissa. Elle leur confie les preuves réunies sur le programme eugéniste d’éducation et de stérilisation mis en place.

Le scandale est immédiat et, en quelques chapitres, le roman se clôt sur un happy end peu vraisemblable.
Les responsables du Programme sont démissionnés, emprisonnés ou se suicident.
Elena retrouve ses filles et ses parents. Elle se soigne et songe, avant de d’assoupir :

« Ma dernière pensée est pour la lettre Q. Pas le Q de quotient ni celui de question. C’est le Q de quiétude, et un sourire éclôt sur mes lèvres » (p 405, phrase finale du livre).

CONCLUSION

Roman dystopique certes, mais aussi historique, « QI » donne l’occasion à son auteure de rappeler la genèse des mouvements eugénistes.
Elle en retrace le passé et trouve dans les principes de ce courant de pensée le schéma romanesque de son récit.
Elle n’occulte pas, ainsi, les tendances actuelles de la société américaine obsédée par la crainte de l’immigration et la tentation ségrégationniste (ethnique ou sociale), habitée par l’abandon de toute solidarité économique et la remise en cause d’un statut équilibré entre les sexes…

Malgré ses défauts, sa lenteur, le roman de C. Dalcher prend, de ce fait, un poids réel dans la dénonciation des idéologies réactionnaires.
On peut toutefois être interpellé par l’absence de toute référence au débat récurrent entre l’inné et l’acquis, l’hérédité et l’éducation.
En bonne américaine diplômée, C. Dalcher ne semble pas remettre en cause les conditions d’élaboration et d’application des tests d’intelligence pas plus qu’elle n’évoque l’importance de la socialisation culturelle des individus.
La génétique et donc l’hérédité ne résument pas l’intelligence. Environnement social et apprentissage conditionnent largement capacités intellectuelles et potentialités. Ce qui rend inopérant l’eugénisme et la sélection des cerveaux.
Il n’est pas inutile, même à l’occasion d’un simple roman, de le rappeler.  

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