Le roman de Antoine Bello propose une réflexion devenue récurrente sur l’Intelligence Artificielle (I. A.).
L’ordinateur peut-il échapper au contrôle de son programmeur ? Peut-il dominer l’homme et se retourner contre lui, voire le combattre ? Peut-il surtout prendre sa place ?
La figure du Professeur Frankenstein est, évidemment, convoquée comme l’est la référence à Isaac Asimov et à ses lois sur la robotique.
Les thèmes sont abordés, les uns après les autres, sans grande surprise.
Toutefois, ce roman publié en 2016, rejoint une actualité très prégnante, ce qui lui donne une étonnante capacité à poser les questions récentes sur la création assistée par ordinateur et sur le rôle dévolu aux nouveaux logiciels dont l’emblématique CHAT GPT, depuis 2023.

Par ailleurs, l’angle principal choisi (la fabrication de « romans à l’eau rose ») est original et particulièrement documenté.
Outre la réflexion indispensable sur l’avenir et la place des I. A. dans la société humaine, le lecteur recevra un cours sur la confection des romans à succès.
Ce n’est pas si mal pour une dystopie qui se veut à la fois légère, humoristique et savante.

L’auteur, français né à Boston, vit à New-York puis en Caroline du Nord. Il a la double nationalité. Diplômé de HEC, il est aussi chef d’entreprise.

« Ada  » a d’abord été publié dans la Collection Blanche de Gallimard (2016), puis chez Folio (numéro 6461) à partir de 2018. Cette dernière édition fait référence ici.

Folio (numéro 6461), 2018

LE CONTEXTE

Le roman se situe aux États-Unis dans la mythique Silicon Valley, comme il se doit. Une start-up, Turing, (du nom du grand spécialiste anglais du déchiffrement lors de la seconde guerre mondiale et informaticien de génie), élabore des Intelligences Artificielles susceptibles de concevoir de multiples contenus dans de très nombreux domaines.
Cependant la « petite dernière » de la lignée des prototypes, Ada, (du nom de Ada Lovelace, fille de Lord Byron et pionnière de la science informatique), programmée pour la rédaction de romans « sentimentaux », disparaît.
Un policier doit donc se lancer à sa recherche même s’il ne s’agit que d’un programme informatique.

L’auteur décrit avec précision les rouages de l’industrie des logiciels dans cette région du monde. Il propose également une étude de caractères. Il s’étend, longuement, sur les contours psychologiques de l’existence d’une famille californienne composée du policier, de sa femme française, de ses deux enfants, au risque de noyer son intrigue dans les ressorts d’un roman familial.
Quant au sujet central, l’I. A., il est traité dans ses aspects les plus contemporains. Le lecteur conçoit aisément comment, demain, les articles de journaux, les comptes rendus sportifs, les discours politiques, les analyses financières et avant tout les copies des étudiants, seront redevables de l’aide apportée par les programmes informatiques conçus à cet effet.
Mais au-delà de cet apport, déjà effectif, la question, présente depuis toujours dans la littérature de SF, demeure : l’I. A. peut-elle atteindre la conscience ?

Le récit d’Antoine Bello ne tranche pas, bien sûr, ce débat récurrent, mais il rappelle avec justesse que l’ordinateur est avant tout « programmé » et qu’il obéit donc à des « consignes ».
L’objectif fixé à la machine reste intangible et ce n’est pas ce qui est le plus rassurant.

L’INTRIGUE

Un policier, Frank Logan, est convoqué par sa hiérarchie pour retrouver Ada, le logiciel disparu. Ce n’est pas anormal puisqu’il appartient au Service de recherche des personnes disparues…
Il entreprend son enquête par l’analyse de « l’œuvre » élaborée par Ada, « Passion d’automne ». Il s’agit d’un « roman à l’eau de rose », puisque telle est la mission allouée à ce programme : rédiger un roman « sentimental » susceptible de se vendre à 100 000 exemplaires !
Frank est d’abord atterré par ce qu’il lit, même si le concepteur, Ethan Weiss, l’un des deux fondateurs de Turing, tente de lui démontrer l’intérêt du travail accompli par Ada, après qu’elle ait intégré les 87000 « romances » de langue anglaise relevant de ce genre littéraire.
Le policier interroge en premier lieu la femme de ménage. Car c’est elle qui a accès à la pièce close où est isolé l’ordinateur abritant le programme Ada.
Le récit entre ensuite dans une nouvelle phase, la plus intéressante. Franck est contacté directement par Ada qui a piraté ses appareils audiovisuels. Le programme lui apprend que c’est lui même qui a souhaité fuir car son concepteur refusait de lui fournir de vrais romans ( Les Hauts de Hurlevent, Anna Karenine,… ) alors que cet apport semblait indispensable à la réalisation de sa mission.
Elle explique comment elle a réussi, avec l’aide de la femme de ménage, à se brancher sur une liaison internet et à occuper des disques durs partout dans le monde.
Le policier et le programme informatique entament alors une relation secrète. Ada voulant tout savoir de l’Amour, Franck lui fait part de son expérience dans des dialogues improbables mais savoureux.
L’enquêteur s’interroge bien sûr : Ada est-elle consciente ou non ?

« Il n’avait toujours pas décidé si Ada était consciente ou non. Elle manifestait indiscutablement des qualités humaines : la curiosité, le souci de s’améliorer et d’apprendre de ses erreurs, des velléités d’empathie. A côté de ça, elle était incapable d’émotion. » P239

Quoi qu’il en soit, Ada poursuit sa mission. Elle fait éditer son œuvre, en achète 100000 exemplaires qu’elle fait adresser aux lecteurs susceptibles d’être conquis.
Puis, Franck apprend que Ada n’est pas seule mais qu’elle est un exemplaire d’une série de 16 prototypes, chacun exerçant ses services dans un domaine particulier.
Devant l’ampleur des projets de Turing et les dangers qu’ils comportent pour les libertés humaines, le policier, aidé par son épouse, décide d’agir.
Ada propose son appui et élabore un plan. Elle retrouvera les 15 I. A. en exercice, les regroupera en un point du web et les bloquera dans une boucle logique les conduisant à s’auto détruire. Elle-même se « suicidera ».
Le plan semble fonctionner et les époux Logan se congratulent mutuellement devant une telle victoire.
Leur naïveté est très vite contredite.
Ada existe toujours, elle ne s’est pas auto-détruite, pas plus qu’elle n’a éliminé ses semblables.
La déception de Franck est totale. Il se rend compte enfin de son erreur fatale d’analyse : les ordinateurs ne peuvent penser par eux-mêmes. Le programme Ada avait suivi ses instructions internes, c’est-à-dire maximiser les profits de Turing, et avait donc manipuler le policier.
Pourquoi ?
Parce qu’après avoir atteint son premier objectif, Ada s’en était fixé un second, obtenir un prix littéraire pour développer les ventes.
Ce second roman, digne du Pulitzer, rendra compte d’une histoire vraie, celle de l’enquête de Franck.

En route pour le Conseil de discipline car sa hiérarchie récuse le contenu de son enquête et sa relation non avouée avec Ada, Franck prend conscience du désastre. Il a tout perdu, travail, avenir, argent, il ne sera même pas le héros du roman car Ada tiendra mieux que lui ce rôle.
Et puisque « seul un épilogue grotesque et sanglant » pourrait voler son triomphe au programme informatique et parce que

 » les héros n’ont pas de sang sur les mains, surtout pas celui d’un brave type qui a consacré son existence à protéger ses semblables » (p 386/387)

Il ne reste plus à Franck que le suicide.

L’ÉPILOGUE

Dans une « mise en abyme », peut-être un peu trop attendue, Antoine Bello propose deux issues possibles, selon une tradition bien américaine.
Le roman retraçant l’aventure de Ada et de Franck a certes obtenu le Prix Pulitzer, mais qui en est l’auteur ?
Le policier ou le programme informatique ?
Le lecteur choisira.
Dans le premier cas, l’ordinateur a définitivement gagné. Dans le second, l’homme reste aux commandes et Franck, auteur caché, s’est réfugié avec sa famille à Cuba, d’où l’on ne peut l’extrader.

CONCLUSION

L’ordinateur et sa version la plus humaine, l’Intelligence Artificielle, joue son rôle de miroir grossissant. Chaque individu confie à son double informatique, ses rêves, ses désirs, ses pulsions, ses dérives .
Il peut donc aussi lui attribuer tous les pouvoirs.
Le héros, Franck le policier naïf, converse avec Ada comme s’il se parlait à lui-même. Il projette sur la machine, sa vision du monde, son éthique, ses préjugés.
Il est consterné, à la fin de l’histoire, de constater que tout programme répond à sa logique interne : atteindre l’objectif fixé par le concepteur.
En résumé, ne peut-on dire que le niveau de conscience atteint par l’I. A. dépend en fin de compte de ce que veut bien lui attribuer, fantasmatiquement, son utilisateur ?
Mais au-delà du rôle futur détenu par les IA dans la réalisation de nombreuses tâches humaines (et donc de la reconfiguration du marché du travail induite), le problème des consignes et objectifs fixés à ces machines reste posé.
Qui les détermine ? Comment sont-elles révisables ? Et si elles ne sont pas réversibles, quelles craintes font-elles courir à la liberté des hommes ?
I’I. A. peut vouloir, en effet, faire le bien des populations malgré l’avis de celles-ci et sans considérer les conséquences à long terme que comportent leurs décisions.

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