LE SILENCE DE LA CITE | Elisabeth VONARBURG

La première version du texte est parue en 1981 aux éditions Denoël dans la collection « Présence du futur » (n°327). La publication utilisée pour les références est celle de la version revue et définitive de 1998 publiée aux éditions « Alire » (Québec). 

Ce roman, grand prix de la Science-Fiction française en 1982, est à la fois riche et déconcertant.

Multiple, il hésite entre plusieurs projets et traite au moins trois thèmes :

    • l’Intelligence Artificielle comme survie de l’homme,
    • la création génétique et les super-pouvoirs qu’elle prodigue,
    • le rapport entre les sexes et son dépassement vers l’androgyne parfait.

Au passage, d’autres sujets sont abordés, subrepticement, la définition du genre, le conflit culture/nature, les relations filiales, la dépendance entre le créateur et sa créature, l’interventionnisme et le « laisser faire », la violence et la négociation, …

Cela fait beaucoup pour un roman d’aventure et d’anticipation. On s’y perd et on regrette que le traitement des problématiques soit initié mais rarement achevé, laissant le lecteur souvent conquis mais rarement comblé.

LE CONTEXTE

Trois siècles après « la Catastrophe », les héritiers de l’ancienne civilisation vivent dans des cités souterraines. Ils sont peu nombreux et accompagnés par leurs doubles parfaits, les robots à leur image. 

A l’extérieur, en surface, survivent quelques hordes sauvages et dégénérées.

Les causes sont toujours les mêmes dans ce type de récit :

« Les accidents nucléaires accumulés, les pollutions, les petites guerres partout, et trop de gens, et juste assez à manger, et la Terre elle-même qui se fâche, les tremblements de terre, les volcans réveillés, les climats qui changent, les famines, les épidémies et enfin les grandes marées, qui ont changé l’aspect des continents. » (p 36)

 

Face au chaos, la réponse est toujours identique. Les élites se replient dans des enceintes sécurisées où elles disposent de hautes technologies. Elles peuvent ainsi maîtriser leurs propres vies et les existences subsistantes de l’Extérieur.

« Nous, dans les Cités, nous sommes les dépositaires d’un trésor, Elisa. La connaissance. Les sciences, les arts, la sagesse de l’humanité. Nous sommes les gardiens. Toi et tes descendants, vous serez les gardiens. Vous surveillerez les gens de l’Extérieur et vous continuerez mes recherches. » (p 36)

Le monde binaire décrit est classique, c’est celui de maintes dystopies qui opposent la Civilisation, donc la culture, à l’état sauvage, celui de la Nature brute et souvent dévastée d’un Dehors dangereux.

Le contrôle est assuré par des « hommes-machines », les OMMACH, robots dont l’inhumanité est indiscernable.

Au cœur des Cités, le progrès génétique prolonge la vie des rares survivants et quand l’âge, près de 150 ans, se fait trop sentir, des simulacres électroniques, dirigés à distance par des vieillards immobiles, prennent le relais.

Les simulacres sont parfaits :

« La voix aussi est parfaite (…), il y a quelque part une poitrine, des poumons, un larynx pour la former ; la machine ne fait que la transformer en une jeune voix au timbre plaisant. » (p 56)

Entre robotisation et transhumanisme, la vie des Cités illustre bien ce que pourrait être la fin de l’histoire humaine.

L’INTRIGUE

Le récit se développe en quatre parties qui s’organisent autour de l’héroïne centrale, Elisa. Celle-ci est à la fois création du savant fou, Paul, et elle-même créatrice d’une nouvelle génération de mutants. Isolée dans la dernière Cité en fonctionnement, elle se confrontera à la réalité extérieure et retrouvera sa liberté.

L’ouverture du roman décrit la Cité, ses quelques habitants ainsi que les territoires sauvages de la surface. Très vite, l’auteure s’attache au personnage du savant fou qui se livre à des expériences génétiques afin de créer une nouvelle race d’individus capables de s’auto-régénérer.

Elisa incarne ce programme. A la fois créature de Paul, elle est sa fille, elle devient son amante, sa collaboratrice et sa compagne. 

Un robot, détenteur du savoir et de l’esprit d’un des plus anciens résidents de la Cité, livre ainsi à Elisa ce qu’est son histoire :

« Quand tu es née, il avait cent quinze ans. La Cité existait depuis trois cent trente cinq ans. Elle avait été complètement fermée à l’Extérieur trois cent vingt ans avant ta naissance. Les premiers traitements de longévité venaient de commencer. La génération de nos… grands-parents a vu les dernières grandes marées, Elisa, le Déclin final. Pendant ce temps, à l’Extérieur, plus de dix générations se sont succédées. Plus de dix générations, Elisa, des tribus primitives aux chefs de guerre. » (p 60)

Elisa présente des capacités exceptionnelles, non seulement elle se régénère après n’importe quelle blessure, mais elle peut également transformer son corps, et, plus original, changer de sexe. Tantôt Elisa, tantôt Hanse, l’héroïne fait l’expérience des deux sexualités.

Mais Elisa souhaite se libérer de son créateur et amant devenu fou. Elle quitte la Cité et, accompagnée de son OMMACH, elle arrête le fonctionnement de toutes les autres cités du monde, devenues vides à la suite de la mort de leurs derniers habitants.

Confrontée à Paul, son créateur et ultime survivant du peuple des Cités, elle le tue.

Revenue dans la Cité qui l’a vue naître, elle retrouve un univers vide et silencieux :

« Les escaliers, les bandes convoyeuses s’animent à son passage, s’immobilisent derrière elle ; les couloirs, les passages, les halls, les balcons suspendus, le décor familier, c’est comme si elle n’était jamais partie. » (p 143)

Les simulacres électroniques, dépositaires des savoirs anciens, ne guident plus Elisa. Elle a tué son créateur. Toutes les Cités sont détruites sauf la sienne. Elle peut donc lancer son propre Projet. 

Elle créera une nouvelle génération d’enfants, à la fois capables de se régénérer et surtout de changer, à volonté, de sexe. Ces mutants seront chargés d’organiser les territoires extérieurs et d’y redéfinir, en particulier, le statut de la femme. Ils quitteront la Cité, adultes et hommes, et obéiront ainsi à la vision féministe d’Elisa.

« Quand il seront définitivement des garçons, ils ne pourront pas oublier leur expérience féminine. Elle aurait dû y penser plus tôt ; ils seront mieux equipés ainsi pour changer les choses à l’Extérieur ; une empathie plus facile avec les femmes. » (p 160)

Sur 20 ans, le programme se déploie avec les inévitables questions, conflits et transferts œdipiens entre les enfants, surtout la première génération et l’initiatrice du projet, à la fois père et mère d’une lignée entière issue du même incubateur.

Les contacts avec l’Extérieur ne sont toutefois pas faciles. Elisa affronte la réalité, son histoire passée lorsqu’elle était homme et père d’une fille. Elle participe à une guerre totale entre les femmes libres et les hommes dominateurs et esclavagistes. 

Le roman traite alors la thématique des relations entre sexes, sujet que l’on retrouve dans les textes les plus récents de la dystopie. Ici, la solution est toute trouvée, evacuée pourrait-on dire, dans un dépassement utopique original, puisque chez les nouveaux êtres, le sexe est fluctuant et constitue un choix non définitif.

En conclusion, Elisa inaugure un nouveau monde. Elle ferme l’accès à la dernière Cité pour cinq cents ans. Ses enfants gardent cependant l’utilisation des hommes-machines et s’engagent à construire une nouvelle civilisation d’harmonie entre les sexes et de rapports équilibrés entre l’homme et la Nature puisque ces mutants peuvent aussi se transformer, quand ils le veulent, en animal.

Ce curieux texte cultive donc toutes les utopies. Tranhumains, les nouveaux occupants du monde s’appuient sur les robots et pratiquent une plasticité totale du vivant.

Femme, homme, mammifère, le surhomme résout tous les problèmes dystopiques de l’époque moderne, qu’il s’agisse des rapports avec l’Intelligence Artificielle, du statut de la femme ou du statut de l’animal.

En 1981, Elisabeth VONARBURG pouvait encore imaginer une utopie radicale.


L’auteure : Née à Paris en 1947, elle devient enseignante (agrégée de Lettres Modernes) en Bourgogne avant de rejoindre le Québec où elle s’installe en 1973. Elle y occupe plusieurs postes universitaires et entame une carrière littéraire, en particulier dans le domaine de la science-fiction dont elle est la spécialiste québécoise incontestée. Ses romans sont traduits dans de nombreuses langues et reçoivent de multiples prix.

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