TRANSPARENCE | Marc DUGAIN

L’auteur situe l’action en 2060, dans une société intégralement connectée. Les algorithmes gouvernent les vies. Volontairement, chacun fournit ses données personnelles et accepte d’être analysé, scruté, étudié par de multiples capteurs, caméras et micros. En échange, il est rémunéré et reçoit une note qui le place sur une échelle de 0 à 10, en fonction de son implication dans la société de contrôle qui règne sur la Terre.

L’héroïne, Cassandre, ayant perçu les implications de ce mode d’organisation sociétale, crée une agence matrimoniale d’un nouveau genre. C’est l’ordinateur, chargé de l’ensemble des paramètres de vie des individus, qui forme les couples. Ainsi dans ce monde nouveau, le divorce régresse et les unions, dans 90% des cas, résistent et perdurent.

Dans le cadre du déroulement de l’intrigue, l’auteur se livre à une analyse sociologique des conséquences du « tout numérique » sur la culture (fin de « l’écrit »), la géopolitique, la vie privée, l’organisation publique.

                                                    « La révolution numérique a conduit à peu de dictatures, mais elle a vu éclore des démocraties autoritaires, élues, par des internautes manipulés sans conscience de l’être » (p 56)

Les citations sont tirées de cette édition.

En fait, entre les chapitres consacrés au récit, conté à la première personne par la narratrice et héroïne, ce roman propose de très nombreux paragraphes d’analyse et de commentaires sur les évolutions de la société contemporaine. Il se transforme alors en essai et perd quelque peu son rythme romanesque.

Dans un contexte de surpopulation et de concentration humaine à l’intérieur des terres car les rivages sont submergés, l’héroïne, comme tous les gens fortunés, vit au Nord et plus particulièrement en Islande ! Elle y développe, à partir de sa start-up de recueil de données appelée « Transparence », un projet post-transhumaniste qui vise, en mettant à profit la compilation des millions de données personnelles qui synthétisent la vie d’un individu, à atteindre l’immortalité.

Au-delà de « l’homme augmenté », fruit des recherches de Google, Cassandre propose une issue radicale : transférer dans un androïde, conçu à l’image de son double humain, l’intégralité de ses données et paramètres. La mort est ainsi vaincue pour ceux qui ont accepté de fournir l’intégralité de leur enregistrement numérique.

Premier exemple de cette révolution, l’héroïne aide à mourir à la vue de tous, son double et modèle. Elle prend sa place et devient la première Intelligence Artificielle (I.A) qui a permis à une personne humaine de devenir immortelle. Mais l’immortalité, dorénavant accessible, modifie les équilibres économiques et sociaux. Les firmes dont l’objet concerne la vie humaine, sa croissance, son alimentation, son éducation n’ont plus guère d’avenir à terme. La Bourse s’effondre. Et Cassandre et ses douze associés-disciples rachètent à bas prix les actions des plus grosses entreprises dont Google.

Cassandre devient « maître du monde », prophète d’une nouvelle religion. C’est elle, ou plutôt l’Algorithme du programme ENDLESS qui décidera qui mérite d’être ressuscité après la mort.

Le schéma « christique » s’installe :

« Ce n’est pas très différent du sort dévolu aux croyants, mourir dans l’espoir de la résurrection et la vie éternelle. » (p 126)

Les critères d’admission sont consignés dans un Livre, le nouveau « Nouveau Testament ».

Ceux qui ne sont pas acceptés, car leur vie n’a pas été probante, peuvent se reproduire, même si la fertilité s’est considérablement réduite. Leurs enfants pourront postuler à leur tour pour le programme s’ils s’avèrent meilleurs que leurs parents.

En fait, l’homme divorce de la biologie. Son être, au travers des données captées et préservées, est introduit dans un double minéral reproduisant fidèlement la texture, le goût, l’odeur de sa peau.

Cassandre, à la tête de la nouvelle et unique religion, rencontre les « puissants » du Monde et même le Vatican.

Elle leur annonce qu’ils n’ont plus qu’à disparaître puisqu’un monde nouveau, proche de l’enseignement premier du Christ, va régner sur terre. Les guerres deviennent inutiles, les meurtres aussi puisqu’en 48 h les données stockées permettent de recréer un double. Aucune dictature n’a résisté.

Le processus de dématérialisation progressive de l’humanité est enclenché et la « production en série d’êtres humains en matières fossiles durables » est lancé. Le rêve utopique d’un homme immortel peut survenir, il concernera à terme, selon les calculs des machines, 65% de la population actuelle.

C’est alors que le roman bifurque.

Le mari de Cassandre, vulcanologue, annonce à son épouse, qu’une catastrophe imminente, sous la forme d’une double éruption, va se produire et mettre fin à l’humanité.

Il considère, comme le chef du Renseignement américain, que la seule solution réside à créer une nouvelle Arche de Noé. Cassandre et ses compagnons doivent embarquer dans une fusée et fuir la terre, avec l’ensemble des données numérisées de la population mondiale.

Ils découvriront une planète hospitalière où ils installeront la nouvelle humanité, dans l’attente, éventuelle, d’être en mesure de revenir sur Terre, dans quelques centaines de milliers d’années.

La navette spatiale quitte la Terre « par un beau matin bleu ».

Le roman pouvait s’arrêter là et garder ainsi sa charge dystopique.

Marc Dugain en a décidé autrement. Il révèle l’escroquerie du projet. Cassandre n’est pas une I.A, elle est elle-même, après avoir subi une chirurgie esthétique, elle n’a pas accumulé les milliards de données personnelles propres aux individus vivants sur terre, elle n’a donc jamais possédé le secret de la vie éternelle.

Au lieu d’être emprisonnée, elle est propulsée avec ses acolytes, sauf le traître (inévitable), qui a révélé la supercherie, dans le cosmos

 « pour prolonger une illusion désormais ancrée dans les esprits car personne ne pouvait prendre le risque politique d’avouer à la terre  entière que nous étions une forme d’escrocs sympathiques qui avaient essayé de faire évoluer l’humanité en lui distillant la fable de l’éternité alors que nous n’en étions pas encore capables. » (p 213)

Les éruptions volcaniques n’auront pas lieu, leur annonce avait pour seul but d’éloigner les prétendus prophètes.

Pour finir, l’auteur, dans une mise en abyme un peu convenue, révèle que le récit proposé n’est, en fin de compte, que le roman d’une certaine Cassandre, disparue en 2018 sans laisser de traces.

Marc Dugain, effarouché peut-être par le genre dystopique, ou tenté de s’en moquer, réduit son œuvre à un simple exercice littéraire.

Il y croit – et de nombreuses pages constituent un véritable plaidoyer politique auquel il adhère visiblement – en particulier dans la critique des errements du « tout numérique » et dans celle des décisions des principaux dirigeants de la planète. Et en même temps, il n’y croit pas et l’intrigue se retourne sur elle-même dans une prise de distance qui affaiblit considérablement le propos.

On n’imagine pas George Orwell conclure ainsi « 1984 », ni Aldous Huxley « Le meilleur des mondes ».

La dystopie reste littérature d’ouverture. On ne peut, impunément, ouvrir le débat, poser les questions auxquelles on croit et puis, dans un retrait apeuré ou goguenard, annoncer qu’il ne s’agissait en fait que d’un jeu sans conséquences ni prises de risque.       

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