LA SERVANTE ÉCARLATE | Margaret Atwood

3/5

Avec ce roman, la grande autrice canadienne signe son premier récit dystopique. Les multiples adaptations (cinéma, opéra, ballet,…) et en particulier celle de la télévision ont offert à cette œuvre à la fois une exposition extraordinaire et une actualité inégalée.
Publié en 1985 et un peu oublié, le livre est alors devenu l’étendard de toutes les révoltes féministes. Pendant le mandat du Président Trump, on a même vu se multiplier les manifestantes en robe écarlate et en cornette blanche à l’image des héroïnes de Margaret Atwood.

Il faut comprendre que la société peinte par l’autrice doit beaucoup au puritanisme protestant du 17e siècle, celui qui a marqué la théocratie anglo-saxonne.
Or ce passé historique est toujours prégnant aux États-Unis, peu touchés par les acquis de la philosophie des Lumières. La césure entre Religion et Etat, si forte en Europe, est restée, outre-atlantique, marginale.
Les années récentes démontrent, avec ampleur, combien les préceptes évangélistes traditionnels et rigoristes inspirent les courants politiques conservateurs américains. Le temps des « servantes écarlates » peut toujours revenir et triompher…
En cela l’œuvre est essentielle. Elle trace la voie à tout un courant littéraire puissant, la » dystopie féministe », tout en gardant son statut de roman de combat.

La version de référence utilisée ici est celle de la première édition française de 1987, publiée chez Robert Laffont (traduction de Sylviane Rué).

LE CONTEXTE : la secte des » fils de Jacob »

Un régime totalitaire, de nature religieuse, a pris le pouvoir aux USA. Dans cette « République de Gilead », chacun a un rôle spécifique, en particulier les femmes, généralement asservies.

Edition publiée par Robert Laffont en 1987


Celles-ci constituent des classes distinctes.
En haut de la hiérarchie, règnent les Epouses des Commandants, maîtresses absolues de leurs Maisons.
Les Marthas ont en charge l’entretien de la résidence et la cuisine.
Les Servantes, formées et contrôlées par les Tantes, ont un rôle essentiel, la reproduction, dans un monde où la fertilité est très faible. Elles sont identifiées par leur ample robe écarlate et leur coiffe blanche. Elles sont attribuées à un Commandant et prennent son nom, par exemple « De-Fred » (Defred) pour l’héroïne principale, allouée au commandant Fred Waterford.
Les éconofemmes, épouses des hommes pauvres assurent toutes les fonctions à la fois comme les femmes du passé.
Enfin les Jezabels, prostituées interdites et illégales, sont très prisées par les détenteurs du pouvoir, Commandants, militaires, hauts fonctionnaires.
Toutes les autres femmes (non fertiles, trop vieilles, handicapées,…) sont déportées dans les Colonies où elles ont en charge les travaux les plus ingrats et les plus dangereux.

Le pouvoir théocratique mise en place fait bien évidemment référence à l’Ancien Testament. Rachel donne ainsi sa servante à Jacob pour qu’elle enfante à sa place (Genèse ; 1-24) comme Sarah avait déjà offert la sienne à Abraham (Genèse ; 1-16).

Les classes dominantes, face à l’infertilité croissante, s’assurent donc la possession des rares enfants susceptibles de naître. On pense aux dictatures où le vol d’enfant et les grossesses contraintes ont été largement pratiqués (Espagne de Franco, Roumanie de Ceausescu, Argentine des colonels, Chili de Pinochet…).
Comme dans tout État totalitaire, la terreur est présente et annihile critiques et résistances. La surveillance est confiée à un corps d’espions efficaces et omniprésents, les Yeux.
Les sanctions sont expéditives et spectaculaires, la pendaison et l’exposition des suppliciés marquent les esprits.
M. Atwood s’est inspiré clairement de toutes les dictatures du 20e siècle. On retrouve dans son récit la synthèse des atrocités commises par bien des régimes politiques passés mais hélas aussi présents.

LA STRUCTURE DU ROMAN 

La Servante Defred prend la parole et suit sa narration au long de 14 chapitres regroupant 46 passages. Elle choisit surtout une triple temporalité.
Le « présent » de la nouvelle réalité théocratique avec l’analyse de la vie dans la Maison du maître.
Le « passé lointain  » dans le monde d’avant, d’abord l’enfance avec sa mère, l’université avec l’amie rebelle Moira, puis la vie de famille avec mari et enfant, enfin la fuite vers la frontière et l’arrestation.
Le « passé proche » dans l’apprentissage du nouveau statut, celui de Servante, avec l’endoctrinement dispensé par les Tantes dans un Centre dédié à ce rôle.
Les trois temps se répondent, s’éclairent et approfondissent la description du « Royaume de Gilead » : ce qu’il récuse (la vie d’avant), comment il est advenu (la prise de pouvoir), comment il règne sans partage (la violence et la terreur).

Puis en fin de roman, les « Notes historiques » apportent, de nombreuses années plus tard, une distance bienvenue.
L’histoire de la Servante écarlate devient un conte à l’origine mal cernée mais fondé sur des sources fiables.
La « République de Gilead » a existé mais peu de temps. Elle est devenue un objet de colloque et de multiples spéculations. On apprend incidemment que l’héroïne a été sauvée puisqu’elle a témoigné de son histoire.
Margaret Atwood parodie avec plaisir et humour les us et coutumes des congrès de spécialistes.
Elle reprendra en 2019, cet artifice littéraire dans « Les Testaments », suite et fin, peut-être trop optimistes, de sa saga.

L’INTRIGUE 

Defred décrit, de l’intérieur, le système imposé par le nouveau régime totalitaire et religieux.
Pour mieux cerner le déroulement des aventures de l’héroïne, on peut isoler les évocations du passé.

La narratrice s’appelait autrefois June.
Elle avait, après des études supérieures menées avec son amie un peu extravagante Moira, choisi de s’installer avec Luke, divorcé, et de faire avec lui un enfant.
Lorsque le Président a été abattu, que le Congrès a été mitraillé, que les militaires ont déclaré l’état d’urgence, le gouvernement a disparu et le nouvel Ordre s’est installé sans coup férir.
La Constitution a été suspendue, la presse muselée, la télévision censurée. Les contrôles se sont généralisées et, sans réactions populaires, un régime théocratique s’est imposé.
Les femmes ont perdu leurs emplois, leur autonomie financière (l’interdiction de l’argent liquide a joué ici un rôle primordial) et toutes leurs libertés fondamentales.
Bien sûr la narratrice a tenté de fuir avec mari et enfant. De famille d’accueil en famille d’accueil, elle est parvenue jusqu’à la frontière où les faux papiers fournis n’ont pas fait illusion. Elle a été capturée alors que Luke et la petite fille parvenaient à s’enfuir.

Defred rapporte ensuite ses périodes de formation dans le « Centre Rouge » où des Tantes, quelque peu hystériques, les ont conditionnées pour qu’elles deviennent pieuses, obéissantes et acceptent leur nouveau rôle de Servante « biblique »: enfanter pour le compte d’épouses infertiles, membres de la classe dirigeante.
Proche de l’évocation de la formation des nonnes contraintes à la vie monastique, la description offerte par M. Atwood révulse les esprits libres et laïcs de l’époque moderne.

C’est dans le présent de l’horreur installée par la » République de Gilead » que le récit de Defred prend toute sa force. La narratrice décrit par le menu la vie au sein d’une Maison de Commandant du nouveau régime.

On fait connaissance de l’Epouse, Serena Joy, des Marthas, Rita et Cora, du chauffeur, Nick et avant tout de Fred, le Commandant, maître du lieu.
Defred nous fait visiter sa chambre, cellule sans lustre trop accessible pour se pendre, avec barreaux aux fenêtres, sans livres ni stylo, sans allumettes ni cigarettes…
Elle analyse ses rapports avec la maisonnée et décrit son rôle et ses fonctions. Elle est chargée des courses alimentaires, qu’elle effectue obligatoirement en présence d’une autre Servante, ce binôme devant fournir une surveillance mutuelle propre à éviter tout débordement.
Deglen, la collègue de Defred apparaît, après une phase de méfiance, réfractaire au système et membre d’une association de résistance « Mayday ». Les deux Servantes contemplent avec effroi, lors de leurs promenades le long du Mur d’enceinte, les suppliciés suspendus aux crochets disposés pour cet usage. Les médecins qui réalisaient autrefois les IVG sont les premiers à être ainsi traités, ce qui donne à ce texte vieux de 35 ans, une sinistre actualité…

Defred prend garde constamment à ne pas être remarquée par les « Yeux », ces espions du régime.
Mais l’acte principal qui marque le récit, c’est évidemment la procréation forcée. Cela prend la forme d’une Cérémonie, précédée de soins (« j’attends, lavée ,brossée, nourrie, comme un cochon de concours. » p87), de lectures de la Bible, de tout un décorum absurde et ridicule.
Allongée sur le lit, tenue par l’Epouse, Defred est offerte au Commandant qui la prend mécaniquement.

« Ceci n’est pas divertissant, même pour le Commandant. Il s’agit d’une affaire sérieuse. Le Commandant, lui aussi, fait son devoir. » page 116/ 117.

Cependant, l’existence des deux Servantes se dérègle progressivement. Au delà des phases indispensables à toute vie de Servante (Jour de fête lorsqu’il y a accouchement, Jour d’horreur lorsqu’il y a pendaison de femmes) , la narratrice conte ses ennuis, ses attentes, ses émois.
Elle noue tout d’abord une relation curieuse avec le Maître, qui recherche une compagnie plus présente auprès de sa Servante. En toute discrétion, avec la complicité du chauffeur, elle joue le soir, dans le bureau, au Scrabble (?) avec le Commandant.
Cette proximité peu compromettante prend une dimension autre lorsque celui-ci la déguise et l’introduit dans un hôtel réservé aux dirigeants. Ils y retrouvent les Jézabels, ces prostituées tolérées par le Pouvoir.
Defred y retrouvera d’ailleurs Moira qui a préféré ce sort à celui de l’exil dans les Colonies.
Puis, l’Epouse propose à la Servante de multiplier ses chances d’enfanter en ayant une relation avec un homme plus jeune, Nick le chauffeur. Defred accepte et entretient alors une relation amoureuse et régulière avec ce dernier.
Puis les choses s’accélèrent. Deglen se pend pour ne pas être arrêtée. Elle est immédiatement remplacée. L’Epouse reproche à Defred ses relations trop intimes avec le Commandant.
La narratrice s’inquiète d’autant plus qu’un fourgon noir mené par deux Gardiens vient à la Maison pour l’emmener. Elle pense que c’est la fin, mais Nick lui révèle en secret que c’est l’organisation clandestine « Mayday » qui vient en fait pour l’exfiltrer.
Est-ce vrai ? Defred en doute mais suit les Gardiens et monte dans le fourgon.

« Que ceci soit ma fin ou un nouveau commencement, je n’ai aucun moyen de le savoir. Je me suis abandonnée aux mains d’étrangers parce que je ne peux pas faire autrement.
Et donc je me hisse, vers l’obscurité qui m’attend à l’intérieur; ou peut-être la lumière « . page 343 ( phrase ultime du roman).

CONCLUSION

Ce très beau roman est ambitieux par le style, la construction, le souffle.
Transcendant par le message dispensé, « La Servante écarlate » a marqué son époque et résonne toujours plus fort.
Les menaces intégristes ont inscrit les silhouettes rouges au voile blanc dans l’imaginaire commun de tout l’Occident.
Fait rare pour un roman, celui-ci est devenu un « fait de société », surtout depuis l’exploitation télévisuelle de l’œuvre.
Comme « 1984 » a définitivement installé Big Brother et sa surveillance absolue dans nos consciences, « La Servante écarlate » a proposé une mise en exergue éclatante de nos peurs face aux pulsions réactionnaires qui mettent en péril nos libertés.

ADAPTATIONS

  • 1990 : La Servante écarlate, film américano-allemand réalisé par Volker Schlöndorff, scénarisé par Harold Pinter. Avec Natasha Richardson, Faye Dunaway, Aidan Quinn, Elizabeth McGovern, Victoria Tennant.

  • 2017 – 2023 : The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate, série télévisée américaine. 6 saisons. Avec Elisabeth Moss, Yvonne Strahovski, Joseph Fiennes, Alexis Bledel, Samira Wiley, Max Minghella.
    Margaret Atwood en est une productrice et consultante. 

2019, La Servante écarlate – Le Roman graphique (The Handmaid’s Tale – The Graphic Novel) – textes Margaret Atwood (traduction Michèle Albaret-Maatsch), illustrations de Renée Nault. Publication chez McClelland and Stewart et en France aux Éditions Robert Laffont en 2021.

  • 2013 : The Handmaid’s Tale, ballet chorégraphié par Lila York, Ballet royal de Winnipeg.

  • 2015 : One-Woman show adapté du roman et crée par Joseph Stollenwerk.

  • 1990 : Tjenerindens fortælling, opéra du compositeur danois Poul Ruders sur un livret de Paul Bentley. Création à l’Opéra Royal du Danemark.

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