OBSOLÈTE | Sophie Loubière

L’édition, réalisée par Belfond Noir, date de 2024.

Autrice de romans noirs, Sophie Loubière offre un texte aux convictions écologistes et apparemment féministes.

Le thème de « l’obsolescence des femmes » avait été peu abordé jusqu’à présent même si les prémices, sous une autre forme, existent déjà chez Margaret Atwood dans son œuvre maitresse de 1985,  » La servante écarlate « . Sophie Loubière introduit dans le cadre dystopique choisi, une intrigue de roman noir, mais ce n’est pas l’essentiel. Le sujet central demeure l’inégalité entre les sexes. La ménopause exclut de la sphère de la reproduction les femmes qui sont alors « retirées  » et « recyclées « au profit d’épouses plus jeunes et donc potentiellement plus fécondes.
Les hommes, pour leur part, se maintiennent dans leur rôle d’étalon …

Même si la conclusion du roman laisse perplexe, le récit propose une dystopie intéressante sur la condition féminine.

LE CONTEXTE 

En 2224, comme conséquence du Grand Effondrement de la civilisation industrielle basée sur les énergies fossiles et marquée par les catastrophes écologiques, la population ne se reproduit plus suffisamment pour faire face à la quasi disparition de l’homme à la surface du globe.

« Passer de neuf milliards d’humains au XXIem siècle à neuf cents millions après le Grand Effondrement de la civilisation fossile et, aujourd’hui, peiner à maintenir dix millions d’âmes  » (p 101).

Les gouvernants prennent une décision radicale : optimiser la fonction reproductrice confiée aux femmes en sélectionnant les utérus disponibles.

Dans les nouvelles Communautés, tout est recyclé y compris les épouses. Vers la cinquantaine, celles-ci sont retirées et remplacées par des femmes plus jeunes et donc plus fertiles.
Les « retirées », victimes du Grand Recyclage sont, selon la doxa communément admise, envoyées dans des lieux de rêve (le Domaine des Hautes Plaines).
C’est en tout cas la promesse de la Gouvernance territoriale et de ses outils sophistiqués, l’Intelligence Artificielle en particulier, au travers d’un interlocuteur commun à tous, Maya.
En fait, la polygamie traditionnelle est étalée dans le temps puisque les hommes sont contraints d’accueillir une nouvelle compagne tant qu’ils sont fertiles. Toutefois, ce Retrait obligatoire des mères ne se passe pas sans angoisses, sans regrets, sans drames.
Pour contenir les craintes, l’amertume et la tristesse des conjoints et des enfants délaissé comme des épouses retirées, le port d’un Bracelet de Modération d’Humeur (BDH) est généralisé dès la fin de l’enfance.
Ainsi, tout va pour le mieux dans cette société utopique, c’est en tout cas le discours dominant.

Le roman suit plusieurs lignes thématiques et temporelles :
  – celle de Rachel, elle va bientôt être « retirée », elle évoque son passé et décrit son présent.
  – celle de sa famille et de ses amis qui devront continuer à vivre après le Retrait des mères et devront résoudre de nombreux problèmes.

L’INTRIGUE 

Deux récits s’entrelacent. Celui, principal et en italique , de Rachel et celui, plus secondaire, de son environnement familial.

En effet, parallèlement à la parole de Rachel, l’autrice intègre des éléments plus noirs.
Cet aspect, moins convaincant, met en scène le mari de Rachel et l’un de ses amis. Ceux-ci enquêtent sur la mort suspecte de très jeunes filles dans un contexte rituel et pseudo religieux . L’événement est exceptionnel car le crime est inconcevable dans cette société nouvelle.
Le suicide des auteurs des faits, alors qu’ils allaient être démasqués, bloque toute prise de conscience. Les conséquences des dérèglements provoqués par la pratique du Recyclage des mères sur la psychologie des enfants ne seront ainsi ni analysées ni corrigées. Cette civilisation du mensonge et de l’aveuglement pourra perdurer.
La compréhension du fonctionnement de la nouvelle société est plus essentielle. Elle constitue le cœur du roman et son intérêt.

Rachel, coiffeuse de métier, vient d’apprendre qu’elle sera bientôt « retirée ». Elle sait que son mari et son fils vivent avec angoisse ce départ, qu’elle même ne justifie pas, faisant preuve d’une lucidité rare parmi ses amies. Elle se plie toutefois à la tradition de « l’enterrement de la vie des mamans », fête offerte au village dans une ambiance joyeuse particulièrement factice.
Car la même question se pose : que deviennent vraiment les mères de plus de 50 ans ? L’envoi dans le mythique Domaine des Hautes Plaines, ce paradis pour femmes matures, semble si peu crédible…

 » Le bon peuple raffole toujours autant de croyances et de fables stupides?(…)
  Le Grand Recyclage, ça n’a rien d’abstrait. On a des images. (…)
  La mer intérieure, les plages de sable, les jardins luxuriants, les témoignages des Recyclées en paréo qu’on nous montre
 pendant les séances de préparation au retrait, c’est pas du pipeau . » (page 212)

La « Collecte » constitue également un moment fort du récit. Les épouses « périmées », vêtues de leurs plus beaux vêtements, sont ramassées « au petit matin », prennent le train vers un ailleurs fantasmé. L’évocation de la « collecte des déchets » est puissante et rappelle d’autres voyages de sinistre mémoire.
A l’arrivée, les 400 « retirées » du jour sont invitées à profiter d’un parc d’attraction ludique et régressif.
Après la fête , elles disparaissent.
On les retrouve, au travers du récit de Rachel, dans une longue séquence d’examens médicaux.
Celles chez qui on trouve des maladies incurables sont envoyées au fameux Domaine des Hautes Plaines, qui n’est donc qu’un complexe de soins palliatifs… Celles, comme Rachel, qui résistent et font montre d’indépendance d’esprit sont sélectionnées pour intégrer… la Gouvernance !
Le Grand Recyclage n’est en fin de compte qu’un « centre de tri visant à déterminer le taux de réparabilité et de viabilité d’une Retirée au regard de ses compétences » ( page 456).

En résumé, 34 % des femmes sont recyclées, le reste est éliminé ou stocké au bénéfice d’une bourse d’organes…
Au sein de ce gouvernement dirigé par des femmes dominantes souvent âgées, Rachel prend la tête du département qui adapte en permanence le discours de Maya, l’intelligence artificielle chargée de répondre aux interrogations et aux craintes de la population .
Le lecteur lui, s’interroge . Comment peut-on accepter une telle monstruosité organisée et. contrôlée par des femmes dont le résultat laisse  » l’illusion aux hommes qu’ils dominent toujours la situation » (page 523)?

CONCLUSION

Bâti sur un postulat pour le moins contestable, « le Recyclage des femmes », le roman se conclut sur le maintien d’un statu quo qui ne convainc pas, les femmes n’existant qu’à travers leur fonction reproductrice.
D’une œuvre qui se prétend féministe, on pouvait s’attendre à une révolte radicale, balayant cette société abjecte.
Au contraire, rien ne change.
L’autrice approuverait-elle la solution imposée alors que celle-ci objective les femmes et les réduit à leur seul rôle de génitrice ?

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