LE PETIT POLEMISTE | Ilan DURAN COHEN

Dystopie ironique sur le monde qui vient, le roman de I. Duran Cohen n’hésite pas à forcer le trait et à revendiquer un ton satirique. Tous les engagements vertueux d’aujourd’hui, qu’ils témoignent du statut de la femme, des valeurs écologiques, de la place de l’animal sont devenus les cauchemars de demain.

L’Algorithme guide les vies, compose les couples et le « mapping », synonyme de « crédit social », est devenu la norme. Seuls les détenteurs de bonnes notes peuvent se vanter de posséder une couleur acceptable, le vert bien sûr, les autres sont relégués en orange avant de rejoindre l’enfer du rouge, niveau où tout vous est refusé.

Entre Kafka et la Chine contemporaine, la future France dépeinte par l’auteur ne fait pas rêver. Le « meilleur des mondes » est pour bientôt, là où autoritarisme et bien-pensance règnent, là où la délation citoyenne est encouragée, là où le peuple refuse toute différence.

LE CONTEXTE : vers le bonheur pour tous

Dans un avenir proche, tout est pareil mais en pire.
Résumons les caractéristiques de cette nouvelle société :

  • Pour éviter les conflits, les Communautés ont été séparées : aux musulmans, le « Territoire Islamiste Autonome » de Marseille, aux juifs, le ghetto du 17ème arrondissement parisien.
    Et pour mettre fin à la domination de la capitale sur le « désert français », les services publics franciliens (tribunaux, préfecture, commissariats) sont décentralisés en Bretagne, à Thionville, à Roubaix.
  • En matière de transport, la voiture à moteur thermique est interdite en ville, l’avion n’est plus guère emprunté, seuls les TGV relient les différents points de l’hexagone.
  • Le « libre arbitre animal » a son ministère, les vaches errent dans Paris, seuls les chiens sauvages peuvent les attaquer.
La version originale de 2020, publiée chez Actes Sud, sert ici de référence.
  • La santé fait l’objet de toutes les attentions. L’obésité est traquée, le surpoids taxé et la pose d’un anneau gastrique peut devenir obligatoire. La consommation de viande et d’alcool exige la présentation de tickets de rationnement. De toutes façons, tous les achats sont tracés par les services de l’Etat, puisque les espèces (billets et pièces) sont interdites. De manière générale, la surveillance est constante au travers de smartphones connectés dont la possession est obligatoire.
  • En terme d’habitat, la mutualisation des espaces communs (cuisine, salle de bain, w.c) s’impose et la surface maximum est fixée à 50 m2. L’utilisation de l’eau est limitée.
  • La définition du genre sexuel a beaucoup évolué et la « transition » est favorisée pour celles et ceux qui le souhaitent. L’égalité homme/femme est totale et rigoureusement appliquée. La prostitution se pratique dans des bordels fonctionnarisés et placés sous contrôle médical et psychologique.
    L’enfant unique est encouragé et le choix de son sexe est habituel.
  • Les insultes sont interdites, comme le suicide. Dans le cas d’une tentative ratée, une peine de six mois de prison ferme est prononcée. Enfin, sauf dans les zones réservées aux Communautés, la croyance en Dieu est refusée.

La liste des interdictions ou des obligations est interminable. Certaines sont drôles – pas de cheveux longs, plus de papier, pas de jouets « genrés »,… -, d’autres plus effrayantes comme le classement semestriel qui reprend, rubrique par rubrique, les notes de chacun.
Mal noté chronique, le héros du roman reconnaît ses insuffisances :

« Oui, j’ai bu trop de bières. Je n’ai pas assez fréquenté les bordels de l’Etat, je n’ai pas assez posté de photos sur les réseaux sociaux, je n’ai pas utilisé l’Algorithme pour rencontrer l’amour, alors que ma compagne m’a quitté, j’ai acheté trop de sucreries chez les antiquaires car j’étais un peu déprimé, j’y ai aussi acheté du papier pour ma vieille imprimante (…), bref, je suis à chier, à jeter, pas recyclable, inapproprié,… » (p 261)

L’INTRIGUE : la chute du « petit polémiste »

Le héros, Alain Conlang, est un polémiste télévisuel connu et adoubé par le Ministère. Il peut ironiser, provoquer l’ordre régnant, dans certaines limites toutefois. Il possède ses fans, essentiellement des jeunes qui apprécient son ton décalé.
On pense évidemment aux humoristes appointés par la Radio Publique, qui brocardent le pouvoir et moquent les mœurs dominantes jusqu’à ce qu’ils dépassent les bornes non écrites de la bienséance et perdent alors leur emploi et leur statut. Stéphane Guillon, il y a quelques années, en a été un bon exemple.
Parmi les trente polémistes assermentés par l’Etat, Conlang se distingue par sa nonchalance et son manque de sérieux.
Lors d’un dîner privé arrosé, il profère une parole incorrecte :

« Je ne supporte pas les bonnes femmes et leurs rapports au pouvoir, je ne supporte vraiment pas de travailler pour les nanas, c’est toujours un cauchemar. » (p 13)

Et alors tout s’arrête, le vide se fait autour de lui, les plaintes des convives s’accumulent, même émanant d’amis, le procès est inévitable et la descente aux enfers du « petit polémiste » s’accélère inexorablement.
En contrepoint, à contre voix pourrait-on dire, la mère de Alain Conlang, responsable économique de haut niveau, exprime, dans un journal intime et secret rédigé sur du vieux papier devenu introuvable, ses doutes, ses regrets, mais aussi son amour caché pour ce fils insupportable, ce « bébé cactus » si différent.

Le récit suit l’évolution de l’instruction du procès et prend toute la mesure des nouvelles normes sociétales en place au travers du destin croisé de quelques autres protagonistes :
le père, ex-mannequin, devenu réparateur de vieux appareils ménagers dans le sud de la France après une rééducation imposée,
le frère, Benjamin, a qui tout réussit, mais qui veut devenir femme,
la fille de celui-ci, Adèle, qui refuse la « transition » de son père,
l’assistant de Conlang, Ruben, jeune juif qui n’accepte pas de vivre dans le ghetto,
l’avocate, qui tombe amoureuse d’un prostitué et finira assassinée par lui.

Les péripéties sont nombreuses, les arcanes judiciaires abondamment détaillées, comme le sont les caractéristiques chirurgicales de l’opération qui doit faire du frère de Alain Conlang une grande sœur appelée, bien sûr, Benjamine… L’humour et la dérision ne manquent pas, les trahisons non plus.
Le héros risque « la castration chimique de niveau 4 », qui correspond à dix ans d’impuissance sexuelle. Mais le procès est sans cesse repoussé, la jeune Adèle s’évade de l’Institut de Rééducation où elle a été placée et dans les failles de la surveillance généralisée, une certaine résistance se révèle.
Alain Conlang assume mieux sa révolte et ose le dire à sa mère :« Je préférais être un homme libre dans un monde pollué plutôt qu’un esclave respirant de l’air pur. » (p 300)

Celle-ci descend dans le Sud pour retrouver son mari, lequel a recueilli sa petite fille, Adèle la jeune fugitive.
Dans son journal, et en point final au roman, elle confesse qu’elle regrette ses choix et affirme son admiration pour son fils :
« J’ai toujours cru que je t’avais raté. Les premiers de classe sont des crétins séparés du monde, tellement obsédés par eux-mêmes, par leurs concours qu’ils aiment réussir et par ces ascensions sans fin qui les enivrent et les obsèdent. J’ai mis soixante-deux ans à réaliser que la bonté est la seule vraie beauté.
Bébé cactus, tu es mon soleil, tu es notre homme.
Prends le relais.
Je t’aime. »

CONCLUSION

Certes, on peut discerner, derrière la farce satirique, un certain refus des évolutions récentes, surtout féministes.
Quand la petite Adèle refuse le changement de sexe de son père et proclame « Je veux mon papa. Je ne veux pas deux mamans. » (p 152), comment ne pas évoquer les slogans proférés lors des manifestations contre la loi sur « le mariage pour tous ».
Certains verront donc, derrière les critiques du politiquement correct, un léger relent réactionnaire et une mise en avant passéiste des « Temps Anciens ».
Mais le rappel du droit à la liberté inaliénable contre l’imposition d’un ordre totalitaire reste, quoi qu’il en soit, indispensable. On peut juste regretter que cette dénonciation des dévoiements de l’écologisme, du féminisme, de l’hygiènisme ne se fasse pas au nom de positions plus libertaires.
L’important n’est-il pas de défendre la liberté de s’exprimer, de blasphémer ou de croire, de jurer ou de prier ?
Il ne s’agit pas de refuser le nouveau monde pour restaurer l’ancien, tout aussi arbitraire parfois, mais plutôt d’ouvrir les « possibles » au nom de valeurs universalistes. Mais après tout, c’est certainement ce que le roman d’Ilan DURAN COHEN veut défendre.

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