LES BOUFFEURS ANONYMES | Marie ALINE

La version originale de 2022, publiée chez HarperCollins France (collection « Traversée ») sert ici de référence.

Ce roman « post-pandémie » décrit ce que devient peu à peu notre monde, à la faveur de subtils glissements politiques, économiques, sanitaires et surtout alimentaires.

Le nouveau Pouvoir exige le bien-être pour tous et, dans cet objectif, n’hésite pas à imposer de rigoureuses limites aux besoins vitaux des individus.

La peinture d’une société sous contrôle, à l’image de notre futur proche, est ce qui retient d’abord dans ce récit. Elle s’illustre par des vocables déjà entendus et retenus par tous : sobriété, frugalité, austérité ou encore décroissance, abstinence, continence mais surtout renoncement, privation, mortification.

L’auteure, critique gastronomique renommée, centre d’abord son propos sur la cuisine, les addictions alimentaires, les nouvelles normes. Mais très vite, sa vision s’élargit et aborde l’exercice du pouvoir et ses dérives pour révéler des scènes déroutantes voire dérangeantes qui n’échappent pas toujours à une certaine complaisance.
Cette dystopie culinaire est aussi une réflexion philosophique. Elle surprend, captive, interpelle et constitue un objet littéraire peu commun.

LE CONTEXTE ; une société du « zéro excès »

Les pandémies et les peurs écologiques ont conduit le nouveau Pouvoir à prendre des décisions radicales. Il s’agit de protéger et de sécuriser et pour cela de contrôler tous les aspects de la vie en société. Ce futur se caractérise par quelques traits issus directement des tendances lourdes qui marquent l’époque contemporaine.
Le contrôle sanitaire est fermement installé (filtres de narine et bouchons d’oreille pour tous).

La surveillance sociale est la norme (limitation des rassemblements, absence de rideaux afin de donner libre accès aux drones d’observation).
Les recommandations écologiques induisent une société économe et une démographie sage (recyclage obligatoire des déchets, réduction des naissances, population parisienne ramenée à 500.000 habitants).
Les considérations pédagogiques engagent l’enseignement vers des voies rénovées (généralisation de la méthode Montessori).
Les exigences urbanistiques nouvelles favorisent une meilleure utilisation de l’espace (colocation obligatoire hors du cercle familial).
Les conduites alimentaires sont imposées (les aliments industriels sont rationnés comme l’alcool et les drogues, les substances carnées sont décomptées sur la carte vitale, …).

Dans cette société du « zéro excès », tout débordement est traqué que ce soit dans la vie réelle ou sur internet. Un exemple emblématique : les toilettes publiques sont transformées en cabines de décompression.
Avec humour et finesse, l’auteure décrit les lendemains de « l’austérité tiède ». Une époque où l’identité et l’héritage n’existent plus, où l’origine ethnique des citoyens est gommée jusque dans les patronymes, où le consumérisme est banni, où le vocabulaire courant s’étiole.

« La population, raisonnable, s’autorisait la fantaisie d’un verre de vin pour les grandes occasions. La ripaille n’était plus synonyme d’épanouissement. La stigmatisation des rares « bons vivants » progressait rapidement. Une autocensure alimentaire s’installait, pour le plus grand bonheur du gouvernement. La ligne politique du « zéro excès » était respectée sans anicroche. » (p 53-54)

L’INTRIGUE : un journaliste arriviste

Le narrateur, Toma, critique gastronomique comme l’auteure, promeut le discours hygiéniste du nouveau Président même s’il se livre, en cachette, à quelques excès culinaires récurrents.
Dans son quartier, le 12ème arrondissement parisien, il découvre la réunion secrète d’un groupe de dissidents cherchant à se libérer de leurs addictions alimentaires : les Bouffeurs Anonymes (B.A). Le modèle des Alcooliques Anonymes est évident et le groupe en a adopté le protocole.
Toma décide d’infiltrer ce cénacle et, sans le dire aux membres, de rédiger un article sur leurs identités et leurs pratiques.
Fort de cette ambition nouvelle, il bénéficie d’un statut de vrai reporter et peut ainsi interviewer le Président.
L’intrigue bifurque alors et après avoir ouvert une digression sur le parcours du chef du groupe des B.A, elle suit une autre voie, l’analyse du Président.
Le portrait est savoureux, comme est exemplaire la vision du monde du premier personnage de l’Etat : yoga, concentration, méditation, véganisme… tout y est.

Bien élu, le Président veut « conduire l’humanité vers le meilleur d’elle-même ». Mais il constate avec colère l’existence « du marché noir de viande, du recel de vin, des fêtes anniversaire improvisées dans les égouts… » (p 166)

D’où la tentation de l’autoritarisme absolu car il faut «soumettre le peuple pour son bien». Toma, journaliste arriviste adhère au message du Président, même si l’on apprend, à l’occasion d’une nouvelle digression, que ce dernier se livre à des pratiques sexuelles gérontophiles particulièrement dégradantes.
Il rédige son article et s’apprête à le soumettre au B.A. Mais il est démasqué avant cela par le groupe. Mis à nu, il est battu (comme une viande que l’on attendrit), il sera « dégusté cru ».
Certes, il n’est pas toujours aisé de suivre une intrigue circulaire qui part du critique et de ses relations complexes avec les B.A, pour passer à la vie du chef du groupe et de celle de sa compagne, et aboutir enfin à l’étude de la figure présidentielle avant de conclure par l’acte final, le châtiment du héros.
L’intrigue n’est peut-être pas cependant l’élément le plus fondamental sur lequel a voulu insister Marie ALINE pour son premier roman…

CONCLUSION

Les tendances contemporaines au « repli généralisé » sont remarquablement analysées par l’auteure. Le roman retient aussi, au-delà de son style ciselé, par son humour, son sens de la provocation, son attrait pour le double sens.

Il est question d’addiction mais aussi de mœurs et de politique. Le portrait du président intrigue, amuse et choque.
Quant au cannibalisme, cela est moins original qu’il n’y paraît, le thème étant présent dans plusieurs dystopies récentes.
Et comme le dit le texte :

« Si la chair humaine devient la source principale de protéines animales, nous réglerons la question de l’élevage, mais aussi celle du contrôle des naissances. Nous pourrons procréer sans frein, sans crainte. Mieux nourris, nous aurons moins de problèmes d’infertilité. Entrons dans l’ère du cannibalisme raisonné. » (p 143)

Il faut noter enfin que la dystopie culinaire devient un vrai genre littéraire. On peut citer par exemple le roman policier cocasse de Chantal PELLETIER (« Nos derniers festins », Série noire Gallimard 2019). En effet, plus la contrainte sera forte sur les modes de vie alimentaires, plus le thème enrichira la littérature dystopique.

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