Le roman dystopique « Panorama » s’inscrit dans l’air du temps.

Lilia Hassaine, journaliste et jeune autrice de talent, s’attaque au « Mantra » de l’époque, la Transparence et à son corollaire, la fin de toute vie privée.

Elle renoue ainsi avec la grande tradition de « la maison de verre », thème traité par Zamiatine, Huxley, Rand, Frank et bien d’autres.

Symbolisée par l’utilisation généralisée du verre, l’organisation du nouveau monde interdit toute dissimulation, toute retenue, toute discrétion donc toute ambiguïté.
En fait, la Transparence totale conduit toujours à la dictature, semble vouloir dire la romancière.

Lilia Hassaine tire les conséquences de la montée de la Transparence dans les mœurs actuelles, illustrée par le succès de la Télé-réalité, la vogue des « influenceuses » qui exposent leur vie et leur famille, les exigences toujours plus précises concernant la vie privée des personnages publics.
Elle en fait un roman subtile qui ne laisse aucun élément dans l’ombre, puisque justement l’ombre est bannie dans la nouvelle société.

Face à cette dérive, l’autrice adresse aux lecteurs un message bienvenu d’alarme et de prudence.

LE CONTEXTE: « Quand nos villes, qui furent des jungles, sont devenues des zoos ».

2029 – Procès de la justice et de son laxisme.

Quand un célèbre « influenceur », victime d’un inceste, non puni car prescrit, interroge sa communauté sur la décision à prendre : doit-il se faire justice lui-même ?, la réponse est positive à près de 90%.
Ce qui le pousse, dès le lendemain, à poignarder son violeur.
La population lui apporte un soutien total et, dans la foulée, une semaine de la vengeance (Revenge Week) embrase le pays. « Les victimes punissent leur bourreau » (p 17).
Le Pouvoir politique et administratif s’effondre. Le mouvement « Transparence citoyenne » s’impose. Les institutions sont démantelées et la Transparence se généralise.
La nouvelle Constitution de 2030 stipule : la Transparence est un << pacte citoyen fondé sur la bienveillance partagée et la responsabilité individuelle>>.

Le Programme est affiché :
« Les murs de pierre seront remplacés par des vitres ».
« On détruira (…) pour construire des maisons-vivariums où chacun sera garant de la sécurité et du bonheur des voisins ».
« Si nous n’avons rien à nous reprocher, pourquoi ne pas accepter de tout montrer ? ». (p20).

2050, Le résultat, 20 ans après.

Les classes supérieures et moyennes ont adopté le nouveau mode de vie.
Mais pas d’obligation, on peut toujours vivre dans des « zones de non-droit en marge des villes ».

L’URBANISME a profondément muté.
Les maisons prennent la forme de blocs translucides (boules ou cubes).
Le jour, chacun peut observer ses voisins. La nuit, des lumières rouges éclairent les intérieurs.
Les douches sont opaques uniquement pour le bas du corps.
Les lits deviennent des sarcophages clos pour dissimuler l’acte sexuel, s’il y a lieu.
Le verre incarne une nouvelle civilisation.
Les entreprises ont abattu les cloisons, la société s’est muée en gigantesque Open Space.

Le zonage spatial perdure.
Les Élites ont leur quartier chic (Paxton), composé de magnifiques maisons d’architecte.
Les classes moyennes résident dans des ensembles vitrés regroupés au sein de Bentham.
Les réfractaires et les exclus vivent dans des zones sans confort où l’on trouve drogue, criminalité, murs pleins mais aussi forêt et liberté.
Il faut noter que l’autrice n’a pas choisi les dénominations des nouveaux quartiers au hasard. Elle fait référence à Joseph Paxton, l’architecte créateur du Crystal Palace de Londres  et à Jeremy Bentham, le philosophe anglais du XVIII° siècle, adepte du concept « panoptique » et inventeur de la prison-modèle qui assure la surveillance permanente des détenus.

La JUSTICE constitue le deuxième volet essentiel de la « nouvelle révolution ».
Démantelée lors de la « Revenge Week », elle est dorénavant rendue directement par les citoyens.
Ceux-ci se réunissent tous les mois  pour juger les crimes et délits perpétrés dans leur quartier. Les victimes ont droit à un avocat, pas les accusés !
Les lois  sont votées sur les réseaux sociaux dans un esprit toujours plus rigoureux.
Ainsi après un cas emblématique mettant en cause un garçon de 12 ans et une fillette de 11ans, la responsabilité pénale est abaissée à 7 ans.
Les prisons sont évidemment vitrées mais sans tain, on peut donc surveiller en permanence les détenus qui eux, par contre, n’ont aucune vue sur l’extérieur.
Enfin, l’Agence de la Transparence met à disposition de tous, l’ensemble des données concernant la population. En conséquence, on ne peut tricher !

L’ÉDUCATION
Les parois extérieures des écoles sont transparentes et sonorisées « pour que les familles puissent garder un œil-et une oreille- sur leur progéniture » (page 161) .

Les élèves sont libres de changer de place, même de  » s’allonger sur des tapis de mousse » ( page 161).
« L’école fonctionne sur le modèle du permis à points. Chaque élève commence l’année avec une réserve de 10 points. Les QCM, la participation, le comportement permettent d’en gagner de nouveaux » (page 165).
« Les après midi sont consacrés au bien être et aux médecines douces » (page 166).

Les élèves sont appelés à pratiquer la « pensée positive », à faire du yoga, à se défouler dans une « bulle insonorisée », si nécessaire…
En 2050, l’école « valorise » les élèves !

L’INTRIGUE :Comment peut-on disparaître quand tout est connu ?

L’intrigue policière n’est pas très originale mais elle permet de mettre en lumière les contrastes sociaux liés à la Transparence.
L’enquêtrice, Hélène, vit avec les classes moyennes dans les ensembles conçus selon les principes de la » vision totale ». Elle a des problèmes de couple , elle ne comprend guère sa fille et regrette le temps d’avant, celui des vraies enquêtes, de la dissimulation et de l’ambiguïté.
Lorsqu’on lui confie un cas de disparition inquiétante, elle retrouve son dynamisme.

La famille disparue appartient à « l’élite » qui occupe de superbes maisons-vivariums dans le quartier protégé de Paxton. Le père du disparu, réfractaire à l’ordre nouveau, réside pour sa part dans les marches extérieures qui n’ont jamais accepté la Transparence, ces banlieues sauvages qui cachent leur déviance derrière de vrais murs.
On a donc les trois lieux qui résument l’état de la société, cette structure spatiale rythme l’enquête d’Hélène.

L’intrigue est complexe et repose, comme souvent, sur des histoires de famille, de substitution d’identité, de vengeance 20 ans après.
L’autrice, élève d’Agatha Christie sans doute, égare le lecteur et lui suggère plusieurs pistes, jusqu’à la condamnation finale, approuvée par les habitants fortunés du quartier huppé de Paxton, d’une comparse, évidemment innocente.
Le dénouement, prévisible, offre une vision tout autre.
Après le harcèlement de leur fils par des enfants du quartier, les  parents de celui-ci demandent des comptes aux adultes responsables. Ces derniers, fervents inspirateurs et défenseurs de la Transparence, conscients des risques encourus par  leurs enfants depuis l’adoption de la nouvelle majorité pénale, éliminent les parents du fils harcelé et s’accordent  pour dissimuler leur crime.
Selon un schéma bien établi, les dominants font disparaître ce qui nuit à leur statut et met en danger leurs avantages acquis.

Pour permettre au fils martyrisé de retrouver une vie normale auprès de son grand-père, pour obtenir la libération de la condamnée innocente, la policière et son collègue acceptent de se taire.
La  » Transparence citoyenne » pourra ainsi se maintenir comme l’exigent les détenteurs du nouveau Pouvoir. Elle pourra prospérer à l’abri de l’hypocrisie générale et des compromissions connues de tous mais cachées unanimement.
Hélène change de lieu de résidence pour rejoindre le ghetto des exclus, où elle reprend, avec son mari retrouvé, une antique librairie. Elle peut écrire et constate : « on a beau noircir des pages et des pages (…), on reste dans une impasse : nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes ». (Phrase finale)

CONCLUSION

Lilia Hassaine démontre et illustre les dangers de cette dérive à la mode dans nos sociétés contemporaines occidentales: la Transparence.
Même si l’intrigue policière est un peu convenue, le message dégagé est clair et puissant.
Il n’est pas inutile que le concept de transparence soit étudié, y compris de façon romanesque.
Certes la criminalité s’est apparemment effondrée, « mais c’est aussi la fin de l’intimité, le règne de la délation, la loi de la suspicion, la religion du populisme, le principe de justice populaire, la dictature de la bienveillance, l’interdiction de s’évader et le parcage des pauvres » comme le souligne Jérôme Garcin dans sa critique élogieuse du roman (L’Obs du 14/09/2023).

L’utopie devient cauchemar chaque fois que le citoyen abandonne sa liberté, son intimité au profit de la sécurité.
Hélas, ce dévoiement est aujourd’hui récurrent. On doit remercier Lilia Hassaine de le rappeler… 

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