SENSIBILITÉS | Tania DE MONTAIGNE

L'édition, assurée par Grasset, date de 2023.

Fable sur notre temps, écrite en hommage à Salman Rushdie, la dystopie légère de Tania de Montaigne caricature à peine le présent.

Les « réviseurs de texte » sont déjà à l’œuvre et l’attitude Feel Good se généralise alors que le monde s’embrase et que la violence progresse.

L’auteure, directement concernée par le sujet et impliquée par la démarche puisqu’elle a du faire face aux « remontrances » de son éditrice lors de la publication de ses précédents textes, tire les conséquences absurdes du mouvement initié par les zélateurs du Bien.

Que peut-il rester de l’Edition lorsque les œuvres sont vidées de toute vie, de toute réalité même blessante ?
Ce sont les textes eux-mêmes qui finissent par disparaître.

La romancière manie l’ironie mais sait aussi se rebeller. En cela, « Sensibilités » n’est pas un roman anodin.

Le CONTEXTE : Feel Good, un moment de bonheur !

Après l’attentat subi par un écrivain célèbre, les réactions consternées sont nombreuses, en particulier dans le milieu de l’édition. Pour tenter d’éviter le retour de tels évènements, une nouvelle stratégie éditoriale est mise en place : supprimer tout risque, tout malaise.

L’héroïne du roman relève le défi. Pourtant timide et effacée, elle porte haut l’étendard de cette attitude positive, celle prônée par la maison d’édition qui l’emploie et dont elle est actionnaire comme tout salarié de l’entreprise.

Dénommée Feel Good, cette firme décide de contrôler l’écrit pour  » faire que les lectrices et lecteurs soient heureux et calmes »( page 11).

À chaque incident vécu par la société et relayé par les omniprésents Relais Sociaux, de nouveaux protocoles et de nouvelles exigences sont installés. La légitimité des auteurs est contrôlée y compris par des tests ADN qui vérifient l’appartenance suffisante à telle ou telle communauté. Pour s’exprimer et écrire, il faut dorénavant se justifier et prouver la conformité de ses origines avec le sujet traité.
Les textes sont corrigés et tous les termes litigieux remplacés par d’autres plus anodins. Et lorsque les sensibilités communautaires s’affrontent, on va plus loin, on retire le livre de la vente.
Bien sûr, tous les termes trop explicites sont bannis: « clitoris », « pubis », « seins », « vagin », disparaissent au profit de « bas-ventre », « corps », « poitrine ». Et puisque l’humour est difficile à édulcorer, à rendre sans risques, il faudra drastiquement le réduire :

« l’humour en lien avec une origine autre que la sienne était, bien évidemment, impensable » (page 72/73).

On discerne ici l’expérience vécue par Tania de Montaigne.
Le but, absurde à plus d’un titre, est atteint : « ne blesser personne, lisser les aspérités, permettre aux lecteurs d’être au mieux, d’être BIEN » (page 21), même si pour cela, il faut faire disparaître toute référence à la religion, aux idées problématiques, aux crises sociales, aux différences et singularités, à la « vie » en somme.

L’INTRIGUE : Une éditrice qui veut plaire à tout le monde.

Le personnage central du roman se saisit de l’horreur ressenti par tous après l’attaque dont a été victime un écrivain mondialement connu.
Elle propose un changement radical d’attitude dans l’entreprise dont elle est salariée, la maison d’édition Feel Good.
On ne dénonce pas les auteurs d’attentat, on modifie plutôt l’offre éditoriale afin d’éviter toute contrariété.
Et lorsqu’un ouvrage édité par la firme crée le malaise, elle prend la tête de l’action. Elle considère qu’il faut modifier le texte afin de protéger les lecteurs adultes comme on protège les enfants. La grande majorité des employés approuvent sa recommandation, ceux qui ne sont pas d’accord, sont licenciés.
Le résultat est très positif pour Feel Good et pour l’héroïne, cette dernière est promue.
Elle incarne le nouvel esprit et fait tout pour apparaître jeune (pas de cheveux blancs dans l’entreprise !).
Pendant ce temps, les affrontements, inévitables dans toute société humaine, se poursuivent, loin de la démarche Feel Good.

Lorsqu’une métisse est tuée lors d’une intervention policière, la maison d’édition se range aux côtés de cette communauté ethnique.
Elle en glorifie toutes les caractéristiques, jusqu’à imposer la couleur de peau de la victime (amande caramélisée) comme le nouveau standard de décoration…

Mais l’Opinion Publique se lasse et la cause du « métissage » est remplacée par celle de la santé animale.
Feel Good s’adapte et la protagoniste du récit (liftée et splendide) en devient la numéro deux, responsable du pôle « sensibilités, inclusion, diversité, parité et bien-être ».
Alors qu’elle vient de « tuer la fiction », source de trop de malentendus, elle reçoit un prix pour honorer son « œuvre ». Dans son discours de remerciement, tout est limpide :

« n’éditer que des ouvrages ne comportant aucun élément sensible »,
« il serait désormais impossible de heurter qui que ce soit » (page 169).

Six mois plus tard, Feel Good est fermé, les livres publiés étaient pourtant parfaits selon les nouvelles normes,… mais fallait-t-il encore qu’ils trouvent des lecteurs !

« Il n’y avait plus aucun RISQUE, et plus aucun lecteur non plus » (page170).

Plus personne n’avait besoin de la responsable éditoriale. Pire, celle-ci constate qu’un nouveau livre de l’écrivain blessé est sorti et qu’on se l’arrache, or il n’est absolument pas Feel Good…

CONCLUSION

Le roman de Tania de Montaigne n’est dystopique qu’à la marge tant ce qu’il décrit est déjà visible.
Toutefois, en accusant le trait et en prolongeant les répercussions de l’attitude trop partagée de « bien-pensance », l’auteure souligne le résultat inévitable de la démarche engagée : la négation de tout bien culturel.
Avec humour et dérision, et un peu d’esprit de revanche aussi vis à vis de sa propre éditrice, Tania de Montaigne offre un texte, léger certes, mais plus profond qu’il n’y paraît, indispensable en tout cas.

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