L'ÉPIDÉMIE | Asa ERICSDOTTER

1/5

Ce roman dystopique se situe dans un pays vierge de tout reproche apparent mais connu pour son passé eugéniste et hygiéniste. 

La Suède de l’autrice franchit le pas vers une de ses obsessions : la forme, le bien-être, la santé. Pour cela, il lui faut combattre l’ennemi d’où viennent tous les maux de la société, l’obésité.

Publié en 2016, avant les pandémies récentes et leurs cortèges d’injonctions souvent autoritaires, l’œuvre renvoie à l’actualité et fait peur. Elle participe à un nouveau courant romanesque qui décrit et critique la pente totalitaire suivie par les normes et règles sanitaires, médicales, alimentaires et comportementales qu’imposent de plus en plus facilement les pouvoirs politiques.

LE CONTEXTE : la dictature de l’Indice de masse graisseuse et musculaire (IMGM)

Un nouveau « Parti de la Santé » prend le pouvoir en Suède, après des élections triomphales. Un seul mot d’ordre : lutter contre l’épidémie d’obésité.

Le leader de ce mouvement, Johan SVARD, beau, élégant et charismatique, a u la révélation de ce programme politique aux Etats Unis, dans une église où un pasteur prêchait les vertus du sport, du régime, de la minceur en condamnant l’alimentation trop riche.

« Il passait par des interprétations libres de citations bibliques pour ensuite se lancer dans des descriptions provocantes sur la nourriture que le diable servait dans son repère. Il évoquait les périodes de jeûne de Jésus pour aussitôt après parler des problèmes de santé dont souffraient la plupart des membres de l’assemblée. »
(p 96)

L'édition française de référence est celle publiée en 2020 par Actes Sud dans la collection «Actes noirs» (n° 266).

En quelques années, la Suède devient un centre de remise en forme et l’IMGM prend le statut d’étalon selon lequel tous les habitants sont mesurés
et classifiés. L’Etat doit en effet intervenir pour mettre fin à l’épidémie et les mesures s’enchaînent.

Un indice trop élevé (supérieur à 50) vous prive d’emploi, de logement, de transport, de vie sociale. Les fonctionnaires par exemple, présentant un indice supérieur à 42, sont licenciés. Même les enfants sont contraints de suivre les règles. Les interventions chirurgicales (réduction de l’estomac) s’imposent dès 8 ans, avec parfois des accidents mortels. Un dépistage dès la naissance est programmé, l’analyse génétique préalable est envisagée. Les églises sont même transformées en centres de sport.

Les individus en surpoids sont ostracisés. Tout est fait pour que la Suède devienne le premier pays «sans gros» et «sans gras».
Bien sûr, les étrangers sont interdits sur le territoire s’ils ne respectent pas un niveau acceptable et un test de santé est obligatoire pour obtenir la nationalité. Un « pesage » généralisé de la population est instauré avec identification des IMGM supérieurs à 50. Et, comme les nouvelles élections approchent et que le premier ministre Johan SVARD veut obtenir un nouveau mandat, tout est imaginé pour réduire cette population d’obèses réfractaires aux normes.

Peu à peu le roman devient plus angoissant et emprunte nettement sa thématique aux souvenirs les plus sombres de l’histoire mondiale du XXème siècle. On parle de rafle, de concentration, de déportation et pourquoi pas de «solution finale».

L’INTRIGUE : dévoiler l’innommable
 
Ce gros roman de plus de 500 pages se déroule sur quatre livres autour de quelques héros emblématiques : une écrivaine et enseignante en surpoids
(Gloria), un universitaire rebelle (Landon), une infirmière licenciée (Helena) et sa fille (Molly), toutes les deux avec des indices de masse trop élevés.
En contre-point, on suit les projets politiques et policiers du premier ministre et de son acolyte chargé des basses œuvres.

Les événements se déploient progressivement.
Tout d’abord, Landon perd sa fiancée qui a suivi un régime d’amaigrissement trop sévère.
L’écrivaine ne sort plus de chez elle, meurtrie par le regard des autres.
L’infirmière, exclue de son travail, se réfugie à la campagne avec sa fille lorsque celle-ci est menacée de subir une opération dans le cadre de l’école.
C’est dans ce contexte que Landon rencontre Helena et entame une relation proche avec elle.
Lorsque Johan décide, à l’approche des élections, d’isoler les obèses en les convoquant dans des cathédrales ou des stades, Gloria suit le mouvement et traverse des tourments inimaginables. On ne la reverra plus.
Helena pour sa part ne répond pas à l’invitation mais elle sera raflée quand même et emmenée de force dans un stade où elle retrouve des centaines d’autres victimes. Heureusement, elle a caché Molly qui sera sauvée par Landon.

A ce moment, le roman devient éprouvant, surtout lorsque Landon découvre où sont finalement conduits sans ménagements et en bétaillères les milliers d’obèses suédois. Ils sont regroupés dans des porcheries désaffectées couplées avec des abattoirs en état de marche.

« L’immense local était divisé en une série de box carrés. Devant chaque porte se trouvaient des auges (…) Un grand nombre de gens étaient encore arrivés. Certains en pyjama ou en robe de chambre (…) D’autres, presque nus. Beaucoup était restés allongés par terre sans bouger. Ils faisaient leurs besoins sous eux. » (p300-301)

Le lecteur est alors confronté à des évocations de la seconde guerre mondiale et en particulier à ce que fut l’élimination de la population juive. L’horreur est infinie puisque, en fin de compte, les obèses ne sont plus des êtres humains
en surpoids mais des « porcs » qu’il faut traiter comme tels.
Il faudra toute la ténacité de l’universitaire, aidé par de rares journalistes et un étonnant professeur américain, pour que la vérité, l’élimination des obèses dans les abattoirs des porcheries suédoises, soit révélée aux yeux du monde entier.

« Comment décrire l’inimaginable ? Les cris terribles lorsque les trappes s’ouvraient comme des bouches obscures vers l’enfer. Les hommes qui sciaient les membres. » (p 507)

L’histoire aux multiples rebondissements se finit bien, mais les survivants s’interrogent,

« Johan SVARD et ses camarades étaient emprisonnés. Mais qu’arriverait-il aux autres ? Aux médecins ? Aux policiers ? A l’équipe de direction de l’université ? Landon avait suffisamment lu de livres sur l’histoire politique pour savoir ce qui risquait de se passer après. Les attitudes fuyantes. Le déni. Tous soudain innocents. » (p 526)

CONCLUSION

L’EPIDEMIE est une dystopie puissante. Elle met en scène les dérives de l’hygiénisme quand celui-ci se transforme, insidieusement et avec l’appui majoritaire de la population, en totalitarisme radical.
De recommandations apparemment simples et évidentes, de « bons sens » pour beaucoup, on glisse peu à peu vers la coercition et la violence pour aboutir à une « solution finale » qui paraît toujours aux instigateurs comme allant de soi et donc inévitable.
Ce roman d’alerte n’est pas inutile dans le contexte sanitaire actuel. En fait, le roman de la suédoise Asa ERICSDOTTER propose que les citoyens surveillent les autorités détentrices du Savoir et du Pouvoir afin qu’au nom d’un soi-disant «intérêt général», elles ne puissent mettre en œuvre les plus grandes horreurs sans frémir.

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